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disait d'une manière charmante: Despréaux n'est cruel qu'en vers, Perrault n'en voulait rien croire et il est présumable, tout au moins, que ce n'est pas Fontenelle (1) qui a dépeint La Bruyère à son confrère d'Olivet comme un philosophe modeste, poli dans ses manières et sage dans ses discours.

Ce qui trouvera plus d'incrédules, c'est le témoignage que lui rend l'abbé d'Olivet luimême, de craindre toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. Craindre l'ambition de montrer de l'esprit dans un

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(1) Aucun des commentateurs de La Bruyère n'a fait remarquer les traits qu'il lance quelquefois contre Fontenelle; ils ont tout mis sur le compte de Perrault. Lequel des deux cependant est le plus visiblement désigné dans le Caractère de Cydias qui s'égale à Lucien êt à Sénèque ( le tragique), se met au-dessus de Virgile et de Théocrite, uni de goût et d'intérêts avec les contempteurs d'Homère, etc.? Ce dernier trait ne saurait convenir à Perrault que les contempteurs d'Homère reconnaissaient tous pour leur chef, et les premiers tombent évidemment sur l'auteur des Dialogues des Morts dont quelques-uns, je crois, étaient déjà connus; enfin sur l'auteur des Églogues et de la tragédie d'Aspar.

Académicien est sans doute d'un bon exemple: mais craindre toute sorte d'ambition, un homine qui vit à la Cour! à coup sûr si La Bruyère avait orné de ce trait-là quelqu'un de ses Caractères, on l'aurait taxé d'invraisemblance, et ce n'eût pas été sans fondement. Il convient lui-même que l'air de Cour est contagieux, et qu'il se gagne à Versailles comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise (1). Il doit y avoir dans cet aveu beaucoup de franchise ou un peu d'amour - propre je me déclare pour le dernier; La Bruyère n'était pas une dupe, et il écrivait ces paroles dans le palais d'un Prince du Sang. S'il l'eût gagné cet air con⚫ tagieux, aurait-il voulu nous en avertir? Ne serait-ce pas plutôt le témoignage indirect que rend de sa bonne santé un homme entouré de malades? Si c'est un éloge discret et détourné que La Bruyère fait de lui-même en ne parlant que d'autrui, il faut bien lui pardonner que de gens en pareil cas, seraient forcés d'être modestes!

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dont se servaient des escrocs pour pénétrer ses Caractères, n'aurait-il pas craint qu'on en fît usage pour dénaturer le sien ? n'auraitvoulu nous donner la véritable clef de ce passage, lorsqu'il pose cette maxime presque aussi hardie que sage dans un Académicien, mais un peu plus courageuse dans le protégé d'un Duc et Pair: « Le Prince » n'a pas assez de toute sa fortune pour » payer une basse complaisance, si l'on » en juge par tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du sien ; et il n'a pas >> trop de toute sa puissance pour le punir, » s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en »` a reçu (1). » Je vois maintenant pourquoi, précepteur d'un jeune Prince, il en a obtenu l'estime, la reconnaissance, et non pas la faveur. Il n'était pas, je présume, assez complaisant pour mériter de faire fortune.

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Je doute même beaucoup qu'il en ait eu l'ambition. Selon lui, les meilleurs des biens, s'il y a des biens, sont la santé, le repos,

(1) Chap. IX, Des Grands.

et un endroit qui soit notre domaine (1). Ör ces biens-là, quand on les a, l'on peut en jouir en paix, sans mériter, dans le sens où il l'entend ni punition, ni récompense. On peut vivre pour soi, maître de son tems et de sa pensée; éviter le monde, comme il le conseille lui-même, de crainte d'en être ennuyé. Quoique cette dernière expression jette encore un léger voile sur le conseil du Philosophe, et qu'il ne dût rien perdre à être expliqué, il sera plus généreux cependant de laisser à chacun le droit de l'entendre à sa fantaisie. Mais ne trouve-t-on pas ici plus d'à-demi expliqué le mystère de cette obscurité philosophique où est resté, même après sa mort, un écrivain satirique, un moraliste admiré dans un siècle où tout fut célèbre, et qui, malgré sa renommée, sut couler au sein de Paris des jours ignorés, et mourir sans laisser dans la mémoire des hommes, aucune trace de ses actions?

Cette surprenante obscurité d'un homme

(1) Chap. VIII, De la Cour. Le texte porte dans toutes les éditions: « Et un endroit qui soit son do» maine ». J'ai cru la fau.te trop apparente pour qu'il fût possible de la laisser,

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dont la renommée est éclatante, dépose encore en sa faveur. Il vivait auprès des Grands; et s'il fût entré dans leurs intrigues, on aurait parlé de lui: il vivait parini les Gens de lettres, et s'il se fût mêlé dans leurs quereiles, on aurait parlé de lui. On ne parla que de son livre : l'Auteur en fut plus heureux; et, pour comble de bonne fortune, le voile qui couvrait sa vie protège encore sa mémoire, et met son caractère moral hors de l'atteinte des Commentateurs, dont tout le zèle du moins n'a pu défigurer que son livre.

Je me trompe cependant, l'on a tenté de faire mieux. Un Critique distingué (1), un Chartreux (2), et un Compilateur, qui n'est ni chartreux ni critique (3), ont élevé contre La Bruyère des accusations qui, si elles étaient fondées, contrarieraient beaucoup l'idée que nous nous formons de son ca

Cours de littérature de Laharpe, tome VII. (2) Mélanges d'histoire et de littérature, publiés par M. de Vigneul-Marville, (Dom Bonaventure d'Argone, prieur de la Chartreuse de Gaillon).

(3) Histoire des moralistes modernes, Paris, 1773.

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