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plupart de ses personnages. N'est-il pas notre contemporain ce favori d'un ministre qui, la veille d'une disgrace, reconduit jusques sur l'escalier ? N'est-il pas notre contemporain, ce savant Hermagoras qui néglige de s'informer des guerres d'Allemagne ou d'Italie pour discourir, sans distractions, sur la guerre des géans? Les jolies femmes d'un âge mûr ne se persuadent-elles plus que les années ont moins de douze mois? N'est-il plus de ces hommes prudens qui, peu chargés de maximes, en empruntent, selon l'occurrence, à mesure qu'ils en ont besoin (1)? Que de Pamphiles aujourd'hui, comme dans le siècle de La Bruyère, parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier (2), savent l'histoire avec les femmes, sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète ! Mais sur-tout quelle foule, ou pour parler plus juste, quel troupeau de ces Clitons qui n'ont jamais eu toute leur vie que deux affaires, déjeuner le matin et dîner le soir; hommes nés pour la digestion, et dont les éloquens discours sur le rôt, les entremets

(1) Chap. IX, Des Grands.

(2) Ibid.

et le hors-d'œuvre donnent envie de s'asseoir à une bonne table où ils ne soient point (1).

Voilà comment l'habile moraliste fait, en quelque sorte, le signalement de tout ce monde qui nous environne. Il me semble quelquefois que la méditation de son livre m'a donné de l'expérience. Si je me laisse moins surprendre à ces dehors qui nous trompent parce qu'ils commencent par nous flatter; si je me trouve armé d'avance contre cette honnêteté impérieuse qui fait servir la politesse aux prétentions de la vanité, ou si je prends sur le fait, ce désintéressement avare qui sait tourner les calculs de la générosité au profit de la fortune; c'est que j'ai pris des leçons de La Bruyère, c'est qu'en m'instruisant si bien à observer les visages, il m'a fait sentir le besoin de ne plus m'arrêter aux masques, et, comme il dit lui-même avec tant de bonheur, d'enfoncer les caractères pour savoir à quelle profondeur on rencontre le tuf. Très-utile par ses peintures, plus utile par ses réflexions, lorsqu'il les

(1) Chap. XI, Qe l'Homme,

offre à notre esprit il a d'avance préparé notre ame aux impressions qu'elle en doit recevoir; et il lui suggère ainsi les maximes de conduite dont elle peut en secret se faire l'application. Considérée sous ce point de vue, la morale de La Bruyère fait moins d'honneur encore, çe me semble, à la supériorité de sa raison qu'à la droiture de son cœur, dont les premières impressions paraissent toujours nobles et vertueuses. Observées avec attention, rapprochées avec justesse, elles pourraient nous faire connaître en grande partie du moins,ce que nous cache le silence de l'histoire littéraire sur les mœurs et la personne de cet illustre écrivain,

TROISIÈME PARTIE.

La vie privée d'un auteur, lorsqu'elle n'est pour rien dans sa gloire, offre généralement peu d'attrait à ses lecteurs. Mais si cet auteur est un satirique, un moraliste sévère, sa personne nous inspire un intérêt de curiosité dont il est peu difficile de pénétrer le motif: soit malignité, soit prudence, on cherche alors volontiers à découvrir dans

les mœurs la cause de la morale, ou, ce qui n'est pas toujours impossible, à trouver dans la morale la condamnation des mœurs. On se plaît à juger celui qui s'est constitué juge des autres ; et il n'est peut-être personne qui, relisant La Bruyère, ne se soit demandé quelquefois : Le peintre des Caractères n'a-t-il jamais fait le sien?

Mais en supposant qu'il l'ait fait, à quels signes le reconnaître ? Que raconte la tradition des événemens de sa vie ? le lieu de sa naissance et l'année de sa mort: qu'estil resté de lui? un livre où, comme le poète comique, il se plaît à revêtir, avec une fidélité pareille, les caractères les plus divers. Ainsi la forme même du livre paraît écarter l'examen qu'on voudrait faire de l'auteur.

J'ose le dire cependant, c'est ce qui le rend simple et facile. Quand j'ai lu un de ses chapitres, c'est une heure que j'ai passée avec lui chez AEmile (1) ou chez Irène (2). Il

(1) Le Grand Condé.

(2) Madame de Montespan.

me transporte sur la scène du monde, et il s'y place lui-même au milieu de ses person, nages; je le trouve toujours entre eux et moi. Les objets qui m'environnent sont ceux mêmes qui tour-à-tour viennent attirer son attention et dès-lors, en me transmettant les impressions qu'il en recoit, il me fait aisément juger des dispositions qu'il y apporte.

Mais il n'est pas vrai que l'histoire et la tradition littéraires, qui ne nous ont rien appris des événemens de sa vie, aient gardé le même silence sur son caractère moral. Si leur témoignage borné, mais sûr, ne peut suppléer à nos recherches, il peut les éclairer du moins, et les rendre plus positives.. Cette tradition récente encore, ou plutôt des témoins oculaires, ont dépeint notre moraliste à l'historien de l'Académie, « comme » un philosophe qui ne cherchait qu'à » vivre tranquillement avec des amis et des » livres ; fesant un bon choix des uns et ; » des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie mo

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» deste, et ingénieux à la faire naître, poli

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