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Édit de proscription (1) que l'on appela longtems l'extinction de l'hérésie, quoique l'hérésie existe encore; et ce fut le sage Fontenelle qui eut le malheur de mériter le prix. Pardonnons une erreur qui put séduire tant de bons esprits et de cœurs généreux. Pardonnons aussi à leur Roi, que de si nobles complices doivent sinon justifier, du moins absoudre peut-être. Et comment la vérité, toujours tremblante devant le pouvoir, se serait-elle offerte à ses yeux lorsqu'elle échappait encore aux regards de la raison et du génie? Un des grands Écrivains de ce siècle, préservé de la contagion, moins par la supériorité de son esprit, quoiqu'il l'eût sublime, que par la bonté de son ame, qui fut plus sublime encore, un seul osa faire entendre les plaintes de l'humanité souffrante et outra gée; un seul, dis-je, et c'est sans doute assez nommer Fénelon. Que l'équitable postérité couronne de fleurs ses images; mais qu'elle n'oublie jamais combien étaient necessaires à notre aveugle patrie ces écrits où, dans l'âge suivant, ont été développés les prin

(1) La révocation de l'édit de Nantes. Ce sujet fut proposé pour le concours de poésie.

cipes d'une philosophie tolérante, et qui nous ont éclairés sur les fautes de nos pères.

La Bruyère parut une fois encore suivre le torrent de l'exemple, et s'abandonner à l'impulsion de son siècle: mais cette fois là du moins c'était pour le corriger. Au moment où les esprits commençaient à s'agiter sur les chimères du Quiétisme, il comprit que l'intérêt de la Religion et de l'État conseillait de ne combattre qu'avec l'arme du ridicule ces illusions qui depuis, attaquées avec violence, et violemment défendues par l'éloquence et par la dialectique, devaient causer dans l'Église tant de scandales, à la Cour tant de divisions. C'était juger en philosophe. Cette manière de voir si juste, et de si pures intentions n'ont cependant pas sauvé de l'oubli ses Dialogues sur le Quiétisme (1). Ils ont partagé le destin de tous les ouvrages que firent naître ces questions de mysticité, dans les

(1) Dialogues posthumes du sieur de La Bruyère, sur le Quiétisme. Paris, 1699. Ces Dialogues sont au nombre de neuf. Les sept premiers furent trouvés dans les papiers de La Bruyère; Dupin qui les fit im primer, y en ajouta deux autres.

quelles de très-grands génies ont eu le double malheur de perdre leur tems et d'oublier leur esprit. Il résulte de ces Dialogues, qui seraient encore bons à lire si les Provinciales n'existaient pas, que le philosophe La Bruyère était un savant théologien, un casuiste orthodoxe, à un peu de jansénisme près : mais on reconnaît à son style qu'il avait pour la controverse une vocation moins décidée ou moins heureuse que pour la morale.

Celle de ses Caractères, j'ose l'affirmer encore, après l'avoir accusé d'une erreur que je pouvais dissimuler, est, à cette exception près, aussi généreuse que sévère. Mais peutêtre en éclairant l'esprit, en parlant à l'imagination, ne va-t-elle pas toujours jusqu'à émouvoir le cœur. Rarement fait-elle entendre cet accent affectueux ou passionné, que lui ont donné d'autres moralistes plus touchans, plus utiles même ; car nos sentimens ont sur nos actions plus de prise que nos maximes, et les hommes se dirigent bien moins d'après les jugemens de leur esprit, qu'ils ne se laissent conduire aux affections de leur ame.

Mais il est un autre point de vue sous lequel l'auteur des Caractères, considéré comme moraliste, est peut-être le plus utile, le plus réellement classique entre tous les écrivains; je veux parler de la connaissance profonde qu'un lecteur qui réfléchit doit puiser dans son ouvrage, non pas précisément de l'homme ou du cœur humain, mais des hommes qui nous entourent, et de ce monde où nous vivons.

Depuis l'apparition de cet ouvrage, il est arrivé sans doute bien des révolutions dans nos mœurs. Ces Partisans dont les richesses dont le faste et le crédit étaient sûrs d'obtenir tout, parce qu'ils pouvaient tout payer; ces Turcarets si vains encore quand Le Sage après La Bruyère, les a joués avec génie, ne conservent plus qu'au théâtre ce rôle pompeux et sot qu'ils avaient rempli long-tems sur une plus vaste scène. Ces casuistes dont la foule ignorante, à peine encore échappée aux verges de l'inexorable Pascal, était venu tomber sous le fouet du caustique La Bruyère; ees directeurs si nombreux, et jadis si nécessaires que notre moraliste révoque en doute si la réconciliation de deux époux peut avoir

lieu sans qu'on ait fait au préalable jouer la machine du directeur; toutes ces machineslà sont brisées, et ce n'est point, à coup sûr, au préjudice de la morale ni de la religion. C'est trop, observe ailleurs La Bruyère, c'est trop contre un mari d'être à la fois coquette et dévote; une femme devrait opter (1) et les femmes ont choisi. Ces différences, et d'autres semblables, nous aprennent ce qu'étaient nos mœurs au dix-septième siècle, et quels changemens elles ont éprouvés depuis. Une comparaison attentive de La Bruyère et de Duclos pourrait fournir aussi un parallèle entre les mœurs de ce même siècle et celles de l'époque célèbre que nous avons vu finir mais ces rapprochemens que tout le monde peut faire, ces différences qu'il était peut-être bon et qu'il suffit d'indiquer, n'ôtent rien ou peu de chose à l'incontestable utilité des tableaux de La Bruyère, parce qu'en peignant les hommes de son tems, il a fort souvent aussi fait le portrait des hommes du nôtre.

Nous vivons encore tous les jours avec la

(1) Chap. III, Des Femmes,

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