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» Au lieu de faire de ses vices des peintures » affreuses ou ridicules qui servissent à l'en » corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une per» fection et d'un héroïsme dont il n'est point » capable, et l'ont exhorté à l'impossible (1)». Cette manière de juger les moralistes anciens, et particulièrement les stoïques, devait être celle de La Bruyère, qui, dans les formes dont il revêt la philosophie morale, se trouve presque toujours en opposition avec eux. Mais comment donc La Bruyère ne s'est-il pas aperçu qu'une telle opposition dérive de la nature même des choses; qu'elle tient essentiellement à la différence des tems, et aux divers points de vue où se trouvaient placés par les conjonctures, et lui-même, et ces vieux philosophes, qu'il égale sans les imiter?

Dans un siècle où notre civilisation semblait, en se développant, toucher à son dernier terme, il avoit étudié, non pas précisément l'homme, analysé par abstraction dans son être intelligent et dans son être mo

(1) Chap. XI, De l'Homme.

ral, mais les hommes, tels qu'ils se montrent parmi nous au sein de ces réunions que les. Grecs ne connaissaient pas, dans ces cercles frivoles en apparence, et qui cependant, à la ville comine à la cour, sont le théâtre de nos prétentions, et souvent de nos intrigues. les plus sérieuses. Né Français, il avait vu les défauts et les travers de l'espèce humaine modifiés en cent façons diverses par la diversité des rangs et des conditions, que les Grecs, même sous leurs rois, ne connurent pas davantage. Or, dès-là qu'il voulait écrire le résultat de ses observations, il lui fallait bien renoncer à leurs idées de perfection absolue et d'héroïsme, pour s'attacher à ces peintures ou affreuses ou ridicules, qui lui paraissent, avec raison, plus propres à nous corriger.

Je ne prétends pas dire toutefois que La Bruyère se soit borné à ces peintures morales qui, parmi beaucoup de caractères vicieux et méprisables, en offrent cependant plusieurs d'aimables et de vertueux. Il s'élève quelquefois aux méditations plus hardies de cette philosophie générale qui ne renferme pas la règle de nos devoirs dans des exemples à fuir ou

des modèles à suivre, mais la fait découler immédiatement de la nature même de l'homme, ou des rapports qui lient entre eux les hommes réunis en corps social. I est même très-remarquable que sur plusieurs points importans le moraliste du dix-septième siècle a devancé les philosophes les plus célèbres du dix-huitième, et notamment, (l'on va s'étonner peut-être), cet éloquent Génevois qui s'est attiré tant d'éloge et de blâme par la nouveauté de ses opinions.

Négligeons de rapprocher, si l'on veut, les préceptes d'éducation que nous propose La Bruyère dans son chapitre sur l'homme, de ces mêmes préceptes développés dans les premiers livres d'Émile. Ne nous arrêtons. qu'à ces principes si féconds en résultats, et dont un seul peut former la base d'un système de philosophie morale. Si Rousseau établit le sien sur cette opinion fondamentale que, dans notre ordre social, le choc des amours propres et des intérêts fait naître parmi les hommes une rivalité dangereuse, et les rend tous à la fois héritiers.

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présomptifs et ennemis nés les uns des autres;

La Bruyère l'avait dit avant lui (1): s'il conclut après Montagne, et Boileau qui l'a mis en beaux vers, que l'homme garotté parnos institutions, et progressivement altéré par des causes étrangères, n'est point ce qu'il paraît être, ou n'ose point être ce qu'il est (2); La Bruyère l'avait dit avant lui (3) : et s'il or- donne enfin toute l'éducation de son élève

(1) « Tous les hommes, par les postes différens, par » les titres et par les successions, se regardent comme » héritiers les uns des autres, et cultivent par cet inté»rêt, pendant toute leur vie, un desir secret et enveloppé de la mort d'autrui ». (La Bruyère, chap. VI, Des Biens de fortune.)

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(2)

Rarement un esprit ose être ce qu'il est, etc.
Boileau, Épître sur le Vrai.

(3) Dans son chap. XI, Sur l'Homme. « Tout est » étranger, y est-il dit, dans l'humeur, les mœurs et » les manières de la plupart des hommes...... Tel >> homme au fond et en lui-même ne se peut définir, » trop de choses qui sont hors de lui le changent,

l'altèrent, le bouleversent; il n'est point précisé>ment ce qu'il est ou ce qu'il paraît être ». Rẻflexion éminemment juste, et qui, pour le dire en passant, devait encore engager le moraliste à choisir, dans l'exposition de ses principes de philosophie, la forme qu'il leur a donnée,

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imaginaire d'après la maxime stoïque : « Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur qui >> est de se trouver en faute, et d'avoir quelque » chose à se reprocher»; cette maxime est de La Bruyère (1); Rousseau en la développant n'a presque fait qu'ajouter cette explication nécessaire : tout le reste est hors de nous.

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Ailleurs, ce n'est plus Rousseau c'est Montesquieu que La Bruyère devance. Le pouvoir que ce grand publiciste attribue sur le caractère et les habitudes morales des nations à l'influence du climat, le moraliste l'accorde à l'influence des lieux sur l'esprit, sur les passions, le goût et les sentimens de l'homme (2). Ailleurs enfin, c'est encore La Bruyère qui paraît léguer à Thomas ces idées philantropiques, dont le développement a rempli ses plus éloquentes pages; et qu'il annonça d'abord dans une Épître justement célèbre, moins par l'éclat un peu factice de la versification que par l'énergie des pensées (3).

(1) Chap. XI, De l'Homme.
(2) Chap. IV, Du Cœur.

(3) L'Epitre au Peuple qui obtint l'accessit au jugement de l'Académie, en 1760. Il suffit, pour se

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