Page images
PDF
EPUB

à Duclos, l'analyse des mœurs, et ces com paraisons vives et transparentes qui réflé chissent sur des observations quelquefois nouvelles et peu éclaircies la netteté des images qui nous sont le plus familières; à Vauvenargues, ces aperçus justes et frappans que le tour rapide et la brièveté de la phrase gravent en maximes et en définitions; à l'auteur des Pensées philosophiques, quelque chose de cette adresse qui prépare de loin la pensée principale, et la fait voler ensuite avec plus de force, comme un dard long-tems balancé. Enfin l'auteur des Lettres Persanes paraît avoir appris de lui cet art d'amener un mot piquant, et l'art beaucoup plus heureux d'approfondir les vices et les ridicules des hommes, en paraissant les effleurer. Souvent, je l'avoue, Montesquieu a surpassé son modèle par la vivacité du trait et la vigueur du pinceau ; mais il est loin d'avoir embrassé dans la peinture du monde, un champ aussi étendu. Ainsi La Bruyère est resté sans rival, malgré toute la supériorité de génie que je ne prétends point méconnaître dans l'auteur de ces Lettres Persanes, ouvrage charmant et sublime, où tant de dé

licieuses peintures ne sont qu'un mérite de plus.

Je n'égalerai donc pas La Bruyère aux Molières et aux Montesquieux ; je ne le placerai pas au rang de ces génies extraordinaires dont un seul suffit pour illustrer un siècle et une nation: mais je demanderai quelle est la seconde place digne d'un écrivain qui dans un seul ouvrage, semble épuiser toutes les formes de la composition et toutes les ressources du style; qui prend avec une égale aisance tous les caractères d'esprit et tous les genres de talent; qui peint le vice comme Juvénal, joue le ridicule comme Aristophane; qui raille avec Lucien, plaisante avec Rabelais; puis tout-à-coup grandit, se passionne et s'élève, se montre philosophe, et grand philosophe, orateur et grand orateur, et devient un moment l'émule des Platons, des Cicérons et des Chrysostomes; qui, représentant cet univers comme, une vaste scène d'illusions théâtrales, où les décorations restent toujours les mêmes tandis

que les acteurs changent toujours, où ceux qui ne sont pas encore un jour ne seront

plus, demande quel fond à faire sur ce personnage de comédie (1), avec ce même ton oratoire, cet accent de triomphe et de terreur, dont Bossuet s'écrie, après une peinture du même genre : oh! que nous ne sommes rien ! qui, s'élevant contre le prince d'Orange à peine encore assis sur le trône par l'exil de son beau - père, accable le nouveau monarque de son indignation moins encore que de ses craintes, rend la cause du faible Stuart commune à tous les rois qui l'ont trahie, et développe les plus grands intérêts politiques avec toute la rapidité des mouvemens oratoires les plus variés et les plus éclatans?

Oublions que le fameux Nassau ne fut point tel que le satirique se plaît à nous le figurer dans ses mordantes hyperboles ; que l'histoire plus impartiale a placé son nom parmi ceux des grands rois; et qu'enfin la reconnaissance de tout un peuple, célèbre encore tous les ans, comme la véritable époque de sa liberté et de sa splendeur, le

(1) Chap. VIII, De la Cour,

jour où le vœu national lui offrit le pouvoir, en lui imposant des lois. Oublions que La Bruyère est injuste: pardonnons, sans l'approuver, l'aveugle patriotisme d'un Français qui poursuit dans le prince d'Orange, devenu Guillaume III, le plus implacable ennemi de la France: ne considérons ce fragment, cette déclamation violente, que comme un morceau d'éloquence que de beautés vraiment supérieures n'y découvrirons-nous pas ! Je ne sais si je me trompe, mais cette espèce de harangue d'un genre si neuf parmi nous(1), cet exorde dramatique, cette manière dont l'orateur coinmence par se mettre lui-même en scène, ce discours qu'il fait prononcer au prince d'Orange au moment de son entreprise, cette réponse qu'ont semblé faire tous les monarqués de l'Europe, et léur conduite, comine leurs discours, en opposition avec leurs droits, leur honneur et leurs intérêts; cet avenir qui les menace et qu'il leur montre de loin; cet éloge de Louis XIV, qui seul paraît entre tous les princes, comme le vengeur de la cause des

(1) Chap. XII, Des Jugemens, tome II, page 114 de l'édition déjà citée.

[ocr errors]

rois, et le défenseur de la majesté du diadême sur les fronts même de ses ennemis ; ce nouveau retour de l'orateur sur lui-même, lorsqu'il demande aux bergers, aux habitans des montagnes, de le recevoir dans leurs cavernes, si l'on peut s'y cacher aux tyrans, et n'y rencontrer que des bêtes féroces; ces mouvemens brusques, ces tours, ces élans rapides, enflammés, ces éclats d'une indignation aussi profonde que brûlante, sembleraient partir du Forum ou de la place publique d'Athènes. Ainsi tonnait contre Philippe le plus grand orateur de la Grèce; et ce fragment de La Bruyère rappelle toute la véhémence de ses plus éloquens discours. Eh bien cet orateur politique, cet écrivain plein d'énergie, qui vient de mériter un moment d'être comparé à Démosthènes, est le même qui tout-àl'heure, avec l'imagination riante d'Horace et la piquante vivacité de Catulle, se jouait si légèrement de la manie de Diphile, de cet amateur d'oiseaux dont la maison n'est qu'une volière « Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil, disait-il; lui-même est oiseau, il est huppé, il gazouille, il perche,

« PreviousContinue »