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rique. L'on va donc par cette route à la pos térité; mais on n'y porte pas ses livres. Quand un livre y va seul, au contraire, sa réputation est sûre et durable; c'est lui qui l'a faite, et il la soutient.

C'est ainsi, Messieurs, qu'est venu jusqu'à nous le livre des Caractères. Son auteur, dont on ignore la vie, vous a cependant semblé digne de la solennité d'un Éloge public. Cet hommage était dû sans doute à l'industrieux écrivain, qui maniait sa langue avec tant d'artifice que, la variété des matières qu'il traite exigeant tous les tons et tous les styles, il semble prendre, et quitter, et reprendre à volonté, tous les genres d'esprit et de talens. Il était dû au moraliste qui, pour tout dire en un seul mot, pourrait suppléer à l'expérience, et nous apprend à l'acquérir.

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Je vais donc analyser sa composition et son style : j'exposerai ensuite sa morale et sa philosophie : la connaissance de l'auteur et du philosophe célèbre pourra nous conduire enfin sur les traces de l'homme ignoré. Je demanderai au moraliste ce qui fut dans sa mo

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rale le résultat de ses inours: et j'aurai lieu d'observer en caractérisant l'écrivain, qu'un des plus grands avantages de la forme dramatique qu'il a donnée à son livre est de nous montrer avec l'objet qui se présente à sa pensée, l'impression qu'il en reçoit, et de nous mettre ainsi toujours en société avec luimême. Or, quand on a vécu long-tems dans cette société intime, il paraît moins difficile d'apprécier son ame que son esprit.

PREMIÈRE PARTIE.

ÉCRIRE quelquefois avec génie est un don de la nature; écrire toujours avec art, c'est un métier qui demande un long apprentissage, un exercice laborieux. Voilà comment écrit La Bruyère ; et ces dernières expressions qui seules pouvaient rendre ma pensée, c'est à lui que je les dois. « C'est un métier, dit» il, de faire un livre comme de faire une pendule. Il ne suffit pas d'avoir de l'esprit être auteur. » Non, sans doute, cela ne suffit pas pour être auteur comme La Bruyère il ne suffirait pas même d'avoir plus d'esprit et de talent lui. Il que tout écrivain habile deux choses très diffé

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rentes, le talent de l'auteur, et l'art de l'ouvrier. C'est la perfection de cet art qui m'étonne sur-tout dans La Bruyère. Je le considérerai donc d'abord comme un ouvrier excellent, plein d'industrie et de science.

La

Avant qu'il se proposât d'écrire, Bruyère avait consumé plusieurs années de sa vie à observer les hommes (1). Jouissant enfin du repos et d'une heureuse indépendance, il pourrait méditer sur ses observations, les réunir en corps de doctrine, et en former un systême de philosophie morale. Ce fut le projet de bien des moralistes; ce ne sera pas le sien. Soit qu'il ait plutôt, en effet, un esprit juste et perçant qu'une raison vaste et profonde, et qu'il se trouve ainsi moins porté à généraliser ses vues qu'à peindre ses impressions; soit qu'il redoute pour son livre le sort de ces Traités de morale qu'on admire en ne les lisant pas, et qui demeurent ensevelis dans le respect au fond

« Le

(1) Expressions de La Bruyère lui-même. philosophe consume sa vie à observer les hommes, etc.r. Chap. I.er, Des Ouvrages de l'esprit.

des bibliothèques ; quoi qu'il en soit, il renonce sans peine à la gloire d'un si long tra vail; et ce n'est point par modestie. « Ne verrons-nous pas de vous un in-folio, »se fait-il dire quelque part sous le nom » d'un philosophe grec? Traitez de toutes » les vertus et de tous les vices dans un ou» vrage suivi, méthodique, qui n'ait point » de fin. -Ajoutez, répond-il, et qui n'au

» ra nul cours »>.

Au moment donc de prendre la plume, il me semble l'entendre raisonner ainsi avec lui-même : Cet ouvrage suivi, ce Traité méthodique et qui n'ait point de fin, je ne le ferai point. Il faut être lu pour être utile. Au lieu de discourir savamment sur les vertus et sur les vices, je peindrai les vices et les vertus: ce que j'aurais mis en maximes, je le mettrai en action. J'ai vécu, observé, je connais le monde ; j'introduirai dans le monde ceux qui ont moins vécu ou moins observé que moi. Là, ils verront agir ceux que j'ai vu agir, et ceux que j'ai ouï parter je les leur ferai entendre. Or, si les hommes ont des mœurs, ou des habitudes morales, qui changest, et qui appartiennent aux indi

vidus, ils ont tous aussi des affections morales qui appartiennent à l'espèce, et qui ne changent point. En peignant ce qui est des hommes de mon tems et de ma nation, je peindrai donc ce qui est de l'homme de tous les siècles et de tous les lieux. Ainsi mon livre deviendra l'image des choses et des personnes et dans les sociétés de Paris j'aurai fait voir l'espèce humaine. Il peut se faire que ce travail ne forme pas un gros in-folio; mais à cela près, et qu'il sera lu, il vaudra bien, je l'espère, un traité suivi, méthodique, et qui n'aurait point de fin.

Il me paraît donc que La Bruyère a considéré son livre comme une scène morale et comique, où chacun de nous est à la fois spectateur et personnage, mais où lui seul est acteur, et se charge de jouer tous les rôles.

Si nous observons maintenant de quelle manière il étudie chacun de ces rôles, et comment il se prépare à chaque représentation, nous découvrirons sans peine que la vérité, l'énergie, ou la finesse de l'exécution,

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