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Voltaire n'a puisées que dans son génie et c'est, à mon gré, le plus grand éloge qu'on puisse faire de tous deux. Parmi ces beautés originales, on a remarqué surtout le caractère de Clytemnestre tel qu'il est chez le poète français. Eschile, Sophocle et Créhillon avaient peint Clytemnestre mère dénaturée autant qu'épouse barbare. Clytemnestre dans Voltaire expie par des remords le meurtre de son époux, elle aime ses enfans elle est mère; son crime n'a point étouffé en elle la voix du sang, et les penchans de la nature. Ce caractère a beaucoup de ressemblance avec celui de Sémi ramis, mais il est placé dans des situations bien différentes; et l'on ne peut qu'admirer le talent fécond et flexible qui ne paraît pas un instant se répéter en retraçant deux fois le même caractère. Oreste paraît animé de cet esprit antique qui respire dans l'ensemble et dans les détails de Mérope. Mais Mérope est un chefd'œuvre, où le génie dramatique ne se dément jamais ; dans Oreste les deux derniers actes, et surtout le dénouement, ne tiennent peut-être pas ce qu'avaient promis les premiers actes, et ce qu'on devait attendre de Voltaire appuyé sur Sophocle. Il y a de grandes beautés dans le style, mais il y a aussi des faiblesses, et même quelques déclamations.

Le style est bien plus soutenu dans Rome sauvée toujours noble, mâle, éloquent; ce sont les person nages mêmes qu'on croit entendre ; c'est Catilina, c'est César, c'est Caton, c'est Cicéron lui - même, aussi éloquent sur le théâtre qu'il l'était dans le Forum. Si l'on croit entendre ces hommes célèbres, on ne croit

pas moins les voir agir. L'illusion est complète ; et ce qui étonne, c'est que tous ces caractères supé rieurs se prononcent avec une si haute énergie, sans jamais s'éclipser l'un l'autre. C'est qu'ils sont ici dans la tragédie ce qu'ils furent autrefois dans Rome, et ce qu'ils sont encore dans l'histoire. Si l'intrigue languit quelquefois, si les ressorts de l'action paraissent relâchés dans plusieurs scènes, ces défauts sont rachetés par des beautés austères et savantes. Rome Sauvée est la pièce des connaisseurs. Et c'est un de ces ouvrages qui feront toujours avouer aux critiques de bon goût et de bonne foi que le premier tragique dans la peinture des mœurs, c'est Voltaire.

Il acquit encore plus de droits à ce haut rang par la tragédie de l'Orphelin de la Chine. Voltaire avait plus de soixante ans lorsqu'il composa l'Orphelin, mais il était encore dévoré du besoin de créer et de produire. Ce fut alors pour la première fois que parut sur la scène cette nation d'une antiquité si reculée, si célèbre par ses mœurs et par ses institutions inaltérables. Le fond du tableau est une de ces grandes révolutions que Voltaire seul a transportées sur la scène avec tant de majesté. C'est une horde conquérante et barbare, subjuguée à son tour par les lumières et la civilisation des vaincus; c'est une nation éclairée qui soumet à ses lois ceux qui l'ont asservie à leurs armes. L'intérêt est divisé dans cet ouvrage, l'unité d'action n'est pas plus exactement observée. Mais le rôle seu d'Idamé n'eût-il pas racheté toutes ces fautes? La scène ù elle défend son fils qu'un père veut sacrifier pour say

ver l'héritier de ses maîtres, cette scène où une mère éplorée oppose les droits de la nature au fanatisme social, a été comparée avec raison à la sublime scène d'Iphigénie, où Clytemnestre défend aussi sa fille contre les préjugés et l'ambition barbare de son époux. On doit même remarquer que ces deux scènes assez semblables pour le fond, n'ont dans l'exécution aucune ressemblance et que c'est dans Voltaire un mérite de plus. Une scène non moins brillante, et où le génie tragique se montre avee non moins de vigueur, c'est celle du cinquième acte où Zamti et Idamé se proposent mutuellement de se donner la mort. Enfin le dénouement le plus heureux unit l'admiration à l'intérêt, et renvoie le spectateur plein d'une émotion douce et profonde. L'Òrphelin a beaucoup de défauts: mais c'est l'un des ouvrages de Voltaire qui font le mieux connaître l'immense étendue de son esprit, et qui portent plus particulièrement l'empreinte originale de son génie. La philosophie qu'il a su mettre en action et fondre en sentiment, est ici inhérente au sujet, et paraît à-la-fois appelée par les mœurs, par les caractères et sur-tout par les situations.

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Tancrède qui suivit, était d'un genre tout différent, et ne ressemblait à rien de ce qui l'avait précédé. On ne peut qu'admirer ce génie infatigable qui, à soixantequatre ans 9 se frayait encore des routes nouvelles, et conservait cette force tragique si rare même pour le talent dans toute la vigueur de l'àge. M. de la Harpe qui dans l'analyse du théâtre de Voltaire a surtout fait ressortir avec art les beautés de Tancrède et de

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Zaïre, et justifié ces chefs-d'œuvres de la plupart des défauts de vraisemblance qu'on leur avait long-tems reprochés, avoue que de toutes les tragédies de Voltaire Tancrède est celle dont la contexture lui a toujours paru le plus artistement travaillée.

<< Un ouvrage de théâtre conçu hardiment, dit encore M. de la Harpe, et une espèce de problême à résoudre : voici celui de Tancrède. Il faut trouver le moyen de fonder l'intérêt de cinq actes uniquement sur l'amour, et cependant les deux amans ne pourront se voir et se parler qu'au quatrième acte, entourés de témoins et comme étrangers et inconnus l'un à l'autre. Sans cette condition, il n'y a point de pièce ; et quoiqu'elle soit toute d'amour, il est de l'essence du sujet que les deux amans ne puissent s'expliquer qu'à la dernière scène. Cette espèce de donnée dramatique paraît d'abord insoluble : comment occuper toujours de la passion de deux personnages sans les faire paraître ensemble ? il n'y a aucun exemple d'une pareille intrigue.

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Non sans doute, il n'y en a aucun ; et les ressorts que Voltaire a fait mouvoir pour la soutenir durant cinq actes sont un des plus grands efforts de l'art. Tancrède est un des ouvrages de Voltaire, et c'est dire de tous les tragiques, où il y a le plus de magie théâtrale, où elle agit le plus secrètement, et se fait sentir avec le plus de violence et de charme. Quand Voltaire fit représenter Tancrède en 1760, les deux premiers actes parurent un peu longs; cela pouvait annoncer un défaut, et n'en était pas moins un éloge. En occupant sans

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cesse les spectateurs, de Tancrède, de sa valeur, son amour, de ses dangers, de l'amour et des dangers de son amante, le poète avait fait attendre Tancrède avec une impatience égale à l'intérêt qu'il avait su inspirer; et, lorsque Tancrède parut, lorsqu'au troisième acte il prononça ce vers sublime de situation :

« Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter » le parterre dans l'enthousiasme, sembla non moins qu'Argire et Aménaïde voir en lui son libérateur. Ce fut dans ce troisième acte qu'on vit pour la première fois sur la scène les combats, les cartels de l'ancienne chevalerie: et tout cet appareil rendu vraiment tragique par la force des situations, est une de ces richesses nouvelles que notre théâtre doit à Voltaire. La scène du quatrième acte entre Aménaïde et Tancrède, cette scène de deux amans dont l'un a combattu pour sauver ce qu'il aime, dont l'autre a voulu mourir pour lui; où Tancrède se montre accablé de la perfidie trop vraisemblable de l'amante la plus fidèle et la plus tendre, sans que cette amante, qui lui parle, puisse dire un mot qui la justifie, et appaise les déchiremens de son cœur; la scène qui suit avec Fanie où ce vers

« Il aura donc pour moi combattu par pitié »

découvre tout le sublime aussi neuf que tragique de cette situation: la scène où Aménaïde révèle à son père que Tancrède a été son vengeur; ces mots qu'elle adresse à Tancrède absent au moment qu'elle vole aux combats près de lui, je veux punir ton injustice en expirant pour toi; enfin ce dénouement touchant et terrible d'un si beau pathétique et d'un si grand effet théâtral,

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