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Mort de César, qui ne fut représentée qu'après Mérope. Voltaire dans la Mort de César, tentait une chose inouie une Tragédie non seulement sans amour, ce qu'avait fait Racine dans Athalie, mais une Tragédie sans femmes, ce que personne, excepté Sophocle (a), n'a jamais fait avant lui, Resserré dans les bornes de trois actes, il n'a pas donné à l'intrigue tous ses développemens, Mais Brutus, César respirent dans cette Tragédie, tels qu'ils sont peints dans l'histoire, et ne s'y démentent pas un moment. La vérité du spectacle, des mœurs, des opinions, du langage, tout nous transporte dans les murs de Rome; de Rome qui n'est plus libre, et qui n'est pas encore sujette. La scène de la conspiration où les meurtriers de César jurent sa mort aux mânes de Caton et de Pompée, en présence de leurs images; cette scène que Corneille eût admirée, et que Caton eût applaudie; devenue plus terrible ensuite par la révélation de ce fatal secret qui découvre à Brutus sa naissance au moment même où il vient de conspirer la mort de son père; ces combats du fanatisme patriotique et de la nature, qui mêlent le pathétique au sublime et l'attendrissement à l'admiration; toutes ces conceptions d'un mattre étaient de nouvelles richesses pour le plus beau de tous les arts. Le style de Voltaire ne fut jamais plus ferme et plus soutenu; toujours noble, énergique, éloquent, et nourri d'une intarissable abondance de pensées.

Le corps sanglant de César apporté sur la scène aux (a) Dans Philoctète.

yeux du peuple romain; Antoine descendant de la tribune aux harangues pour découvrir ses blessures, et soulevant contre ses meurtriers, par un chef-d'œuvre d'éloquence, ce peuple qui vient de leur applaudir comme à ses libérateurs, formaient encore un spectacle nouveau parmi nous, et fait pour enrichir le théâtre. Mais l'éloquence et le spectacle parurent également un hors-d'œuvre : ils semblent en effet ouvrir une scène nouvelle, et annoncer des intérêts diffé

rens.

Les sujets de pure invention abandonnés long-tems à des tragiques du second ou du troisième ordre, en étaient en quelque sorte décrédités, et dans les premières années du dix-huitième siècle, un critique alors renommé avait voulu les proscrire comme indignes de la Tragédie. Voltaire, en les liant avec art à des événemens, à des révolutions mémorables, et quelquefois à de grands noms, sut leur imprimer un caractère de dignité, un coloris de vérité historique, qui mêlent à l'intérêt et aux séductions théâtrales dont le génie dispose à son gré dans les sujets qu'il crée lui-même, la confiance et le respect qu'inspirent les noms célèbres et les grandes époques de l'histoire. C'était ce qu'il avait fait dans Zaïre, ce fut encore ce qu'il fit dans Alzire avec non moins de succès. Alzire était presque en tout une création nouvelle: la scène transportée dans le Nouveau-Monde; la peinture d'un peuple vainqueur, policé et barbare; la peinture d'un peuple vaincu, simple, et qu'on appelle sauvage parce qu'il n'est pas chrétien; l'héroïsme de la morale chrétienne, l'héroïsme de la morale naturelle; l'instinct de la justice

primitive, et les maximes de la justice raisonnée; tant de contrastes sublimes et de grandes vues morales, voilà ce qu'on n'avait jamais vu sur la scène, ce qui distingue Alzire entre toutes les Tragédies, et son auteur entre tous les Poètes.

Et comme tous ces moyens extraordinaires sont mis puissamment en action! Alvarez, dont les vertus sont le chef-d'œuvre de la loi, chrétienne, Alvarez opposé à Zamore, le héros de la loi naturelle, à Zamore, grand, magnanime, juste autant qu'on peut l'être sans clémence: Gusman, élevé dans une religion de paix, nourri d'une morale douce et humaine, Gusman barbare et souillé de forfaits, qui par un instant d'héroisme que sa religion lui inspire, éclipse en mourant toutes les vertus, l'héroisme et la vie entière de Zamore; telles sont les conceptions sublimes que l'auteur d'Alzire a ordonnées et rendues avec génie; et, si des invraisemblances choquantes dans les événemens et la conduite de l'intrigue pouvaient être rachetées par la vérité des passions, des caractères, du langage, jamais elles ne l'auraient été plus complètement, ni avec plus d'éclat : le dialogue, le style même portent, malgré des négligences, un caractère de hardiesse, de gran deur originale qui impose : jamais le pinceau de Voltaire ne fut plus fier, jamais il ne fut aussi brillant.

Alzire a de grands défauts; Alzire est cependant regardée comme un chef-d'œuvre, parce que ses beautés sont d'un ordre à faire oublier tous les défauts: et son auteur, comme poète et comme philosophe, a mérité dès-lors une place très-élevée parmi les génies créateurs.

Cette

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Cette place éminente, il l'a méritée plus encore par la Tragédie de Mahomet, le plus imposant et le plus profond de tous ses chefs-d'œuvres dramatiques.

Entre Alzire et Mahomet on voit à regret la faible Zulime. Voltaire, fait pour agrandir son art, tentait sans cesse des routes nouvelles ; ses tentatives furent malheureuses dans Zulime. Je ne dirai rien d'un ouvrage où il n'y a peut-être rien à louer,

Et

Le spectacle politique que présente Mahomet est le plus vaste et le plus imposant qu'on ait transporté sur la scène, c'est dans sa naissance et dans ses premiers développemens, la plus étonnante et la plus rapide des révolutions, qui tour-à-tour ont changé et désolé le monde. que de grandes vues morales sortent d'un si riche sujet! Quelle leçon donnée à tous les peuples que le fanatisme dévoilé dans ses impostures sanglantes, dans ces ténébreuses horreurs! Quelle leçon pour tous les hommes que l'image d'une âme pure et innocente, d'un cœur droit et né pour la vertu mais subjugué par la superstition; qui malgré le cri de sa conscience, est conduit au nom du ciel, à l'assassinat, au parricide, dont l'inceste était pour lui le prix !

Le rôle de Mahomet est le génie de l'imposture mis en action: ce rôle n'est qu'à Voltaire; il ne pouvait être qu'à lui. Il fallait pour le tracer un grand génie sans doute, mais un grand génie ne suffisait pas : il fallait un esprit observateur, une âme forte et ardente, une étendue de connaissances, une profondeur de réflexion long-tems nourries par l'étude de ces scènes d'horreurs qui souillent les annales des nations lorsque l'ambition, le génie et l'imposture s'unissent dans un

seul homme pour imposer à l'Univers; enfin, il fallait être Voltaire. La seule conception de ce rôle est admirable; mais si l'exécution ne l'était davantage Mahomet n'eût inspiré que l'horreur. Dans Voltaire il étonne, il subjugue, on le maudit et on l'admire, il ne se dément pas un instant; toujours héros et brigand, il conserve dans le sein du crime son caractère d'élévation. Toutefois, ce qui est un effort de l'art, Zopire, qui n'a-d'autre grandeur que celle de la vertu, mais de la vertu forte et magnanime, non-seulement se soutient auprès de lui sans désavantage, mais on sent qu'il aurait confondu Mahomet, si Mahomet avait pu l'être.

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La scène de leur entrevue, au second acte est dans la mémoire de tous les amis des vers. Un juge bien fait pour la sentir, l'a louée comme un sublime modèle: et l'on s'est plu à voir l'ennemi des spectacles rendre hommage au génie dramatique dans un homme qu'il n'aimait pas. Il ne me convient pas de parler après lui de cette scène, je me borné à répéter l'éloge qu'il en a fait.

« Cette scène est conduite avec tant d'art, a dit Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles, que Mahomet sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l'intrépide vertu de Zopire. Il fallait un auteur qui sentît bien sa force pour oser mettre vis àvis l'un de l'autre deux pareils interlocuteurs. Je n'ai jamais ouï faire de cette scène en particulier, tout l'éloge dont elle me paraît digne. Je n'en connais pas une au théâtre Français où la main d'un grand maître soit plus

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