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Allez couper vos joncs et presser vos laitages;

Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,
Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir.»>

Ce discours d'un guerrier que la colère enflamme
Ressuscite l'honneur déjà mort en leur âme;
Et, leurs cœurs s'allumant d'un reste de chaleur,
La honte fait en eux l'effet de la valeur.

Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
Déjà prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
Par son ordre Gramont,1 le premier, dans les flots
S'avance, soutenu des regards du héros:

miny

Son coursier, écumant sous son maître intrépide,
Nage, tout orgueilleux de la main qui le guide.
Revel2 le suit de près: sous ce chef redouté
Marche des cuirassiers l'escadron indompté.
Mais déjà, devant eux, une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart2;
Chacun d'eux au péril veut la première part.
Vendôme,3 que soutient l'orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l'onde, impatient, s'élance.
La Salle, Beringhen, Nogent, d'Ambre, Cavois,2
Fendent les flots tremblant sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,

Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.
Par ses soins cependant, trente légers vaisseaux

1 Voir plus bas la lettre de Mme de Sévigné du 3 juillet 1672.
2 Officiers de Louis XIV. C'est le duc de Vivonne qui avait

présenté Boileau à Louis XIV.

3 Le Chevalier de Vendôme, descendant de Henri IV. Il n'avait alors que dix-sept ans.

4 Le roi passa en bateau. Il avait fait amener un grand nombre de bateaux en vue de ce passage du Rhin.

D'un tranchant aviron déjà coupent les eaux;
Cent guerriers s'y jetant signalent leur audace;
Le Rhin les voit d'un œil qui porte la menace;
Il s'avance en courroux. Le plomb vole à l'instant,
Et pleut de toutes parts sur l'escadron flottant;
Du salpêtre en fureur l'air s'échauffe et s'allume,
Et des coups redoublés tout le rivage fume;
Déjà, du plomb mortel plus d'un brave est atteint;
Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint.
De tant de coups affreux la tempête orageuse
Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse;
Mais Louis d'un regard sait bientôt la fixer;
Le destin à ses yeux n'oserait balancer.
Bientôt, avec Gramont, courent Mars et Bellone:
Le Rhin à leur aspect d'épouvante frissonne,
Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
Un bruit s'épand qu'Enghien et Condé sont passés:
Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
Force les escadrons, et gagne les batailles!
Enghien, de son hymen le seul et digne fruit,
Par lui dès son enfance à la victoire instruit!
L'ennemi renversé fuit et gagne la plaine;
Le dieu lui-même cède au torrent qui l'entraîne;
Et seul désespéré, pleurant ses vains efforts,
Abandonne à Louis la victoire et ses bords ...

3. A son esprit, 1668

SATIRE IX

[Boileau avait attaqué très franchement et très courageusement beaucoup de mauvais poètes, et ceux-ci - souvent des hommes influents donnèrent cours à leur colère et lancèrent des accusations irritées contre lui. Boileau leur fait cette ingénieuse réponse, où

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ayant l'air de s'accuser lui-même, il le fait de telle façon que la plaisanterie retombe toujours sur ses ennemis.

La Satire est présentée sous forme d'un discours de Boileau à son Esprit auquel il reproche de l'avoir par ses traits de satire exposé à beaucoup de désagréments. Il reconnaît modestement que luimême n'est pas un poète original, mais prétend qu'on peut détester de mauvais vers sans en faire soi-même de bons; et que la satire a son utilité.]

C'est à vous, mon Esprit, à qui je veux parler:
Vous avez des défauts que je ne puis celer;
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l'insolence;

5 Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.

On croirait, à vous voir, dans vos libres caprices, Discourir en Caton des vertus et des vices,

Décider du mérite et du prix des auteurs, 10 Et faire impunément la leçon aux docteurs,1 Qu'étant seul à couvert des traits de la satire, Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire; Mais, moi, qui dans le fond sais bien ce que j'en crois, Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts, 15 Je ris, quand je vous vois, si faible et si stérile, Prendre sur vous le soin de réformer la ville, D'ans vos discours chagrins plus aigre, et plus mordant Qu'une femme en furie, ou Gautier2 en plaidant.

Mais, répondez un peu: Quelle verve indiscrète 20 Sans l'aveu des neuf Sœurs vous a rendu poète? Sentiez-vous, dites-moi, ces violents transports

1 La Satire VIII (1667) est dédiée à M. Morel, docteur de Sorbonne.

? Avocat célèbre alors à Paris, qui excellait à diffamer la partie adverse; aussi, on l'appelait «Gautier la gueule» à cause de sa forte voix.

Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts?
Qui vous a pu souffler une si folle audace?
Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse?

Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,

Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,

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Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture,1

On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure2?

Que si tous mes efforts ne peuvent réprimer

Cet ascendant malin qui vous force à rimer,

Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles, 10
Osez chanter du Roi les augustes merveilles:

Là, mettant à profit vos caprices divers,
Vous verriez tous les ans fructifier vos vers,
Et, par l'espoir du gain votre Muse animée
Vendrait au poids de l'or une once de fumée.
Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter
Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter:
Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée,
Entonner en grands vers la Discorde étouffée;
Peindre Bellone en feu tonnant de toutes parts,
Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts.3
Sur un ton si hardi, sans être téméraire,

Racan pourrait chanter au défaut d'un Homère;
Mais, pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,

1 Boileau, croyait-il vraiment à la grandeur de Voiture, ou est-ce encore une critique de l'Hôtel de Rambouillet qui donnait tant d'importance aux frivolités de celui-ci?

2 Auteur d'un roman La précieuse ou le mystère de la ruelle (1656); avait écrit contre Boileau (1634-1680).

3 Guerre contre l'Espagne (1667–1668), campagne de Flandres. • Disciple de Malherbe, partant admiré de Boileau.

5 L'abbé Cotin, habitué de l'Hôtel de Rambouillet; le Trissotin des Femmes savantes de Molière; auteur de Despréaux ou la satire des satires dirigée contre Boileau (1666). Voir un madrigal de Cotin, p. 51.

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Que l'amour de blâmer fit poètes par art,
Quoiqu'un tas de grimauds vante notre éloquence
Le plus sûr est pour nous de garder le silence.
Un poème insipide et sottement flatteur
Déshonore à la fois le héros et l'auteur;
Enfin, de tels projets passent notre faiblesse.
Ainsi parle un esprit languissant de mollesse,
Qui, sous l'humble dehors d'un respect affecté,
Cache le noir venin de la malignité.

Mais, dussiez-vous en l'air voir vos ailes fondues,
Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
Que d'aller sans raison, d'un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et, du bruit dangereux d'un livre téméraire,
A vos propres périls, enrichir le libraire1?

Vous vous flattez, peut-être, en votre vanité,
D'aller, comme un Horace, à l'immortalité;
Et déjà, vous croyez, dans vos rimes obscures,
Aux Saumaises2 futurs préparer des tortures.
Mais, combien d'écrivains, d'abord si bien reçus,
Sont de ce fol espoir honteusement déçus!

Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
Dont les vers en paquet se vendent à la livre3

...

Mais, je veux que le sort, par un heureux caprice, Fasse de vos écrits prospérer la malice,

Et qu'enfin, votre livre aille, au gré de vos vœux,

1 A cette époque les écrivains laissaient aux libraires les profits de leurs œuvres; du reste ils étaient presque tous pensionnaires du roi ou des grands de la cour.

2 Célèbre commentateur (1588-1658). Ne pas confondre avec Somaize, auteur du Dictionnaire des précieuses.

3 En France encore aujourd'hui les boutiquiers enveloppent leurs marchandises dans des sacs de papier faits de vieux livres ou journaux.

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