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taine,' qui était, à ce qu'on dit, un des meilleurs hommes des Flandres, et à qui le prince d'Orange n'avait jamais osé toucher; pris seize pièces de canon qui appartenaient à un prince,2 oncle du roi, frère de la reine, et avec qui vous n'aviez jamais eu de différend; enfin mis en désordre les meilleures troupes des Espagnols, qui vous avaient laissé passer avec tant de bonté. Je ne sais pas ce qu'en dit le Père Musnier,3 mais tout cela est contre les bonnes mœurs, et il y a là, ce me semble, grande matière de confession. J'avais bien ouï dire que vous étiez opiniâtre comme un 10 diable et qu'il ne faisait pas bon vous rien disputer. Mais j'avoue que je n'eusse pas cru que vous vous fussiez emporté à ce point-là: si vous continuez, vous vous rendrez insupportable à toute l'Europe, et ni l'Empereur1 ni le roi d'Espagne ne pourront durer avec vous.

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Cependant, Monseigneur, laissant la conscience à part et politiquement parlant, je me réjouis avec Votre Altesse de ce que j'entends dire qu'Elle a gagné la plus belle victoire et de la plus grande importance que nous ayons vue de notre siècle, et de ce que, sans être Important,5 Elle sait 20 faire des actions qui le soient si fort. La France, que vous venez de mettre à couvert de tous les orages qu'elle craignait, s'étonne qu'à l'entrée de votre vie, vous ayez fait

1 Général de l'armée espagnole (1560-1643).

2 Philippe IV, roi d'Espagne (1621–1665), frère d'Anne d'Autriche, reine-mère de France, et alors régente pour Louis XIV qui n'avait que cinq ans. Philippe était donc oncle de Louis XIV, dont il devint plus tard le beau-père quand celui-ci épousa Marie-Thérèse, en 1660. Le père confesseur du duc d'Enghien.

4 Ferdinand III, empereur d'Allemagne de 1637-1657. Roi d'Espagne, voir note 2, ci-dessus.

5 Allusion à la cabale, dite des «Importants,» qui prétendait gouverner l'État durant les premiers mois de la régence d'Anne d'Autriche.

une action dont César eût voulu couronner toutes les siennes, et qui redonne aux rois vos ancêtres autant de lustre que vous en avez reçu d'eux.

Cette nouvelle a ici étonné tout le monde, et mis de la 5 joie ou de la pâleur sur tous les visages de la cour. Pour les dames, elles sont ravies d'apprendre que celui qu'elles ont vu dans le bal défaire tous les autres hommes opère de plus glorieuses défaites dans les armées, et que la plus belle tête de France soit aussi la meilleure et la plus ferme... 10 Tous ceux qui étaient révoltés contre vous, et qui disaient que vous ne faisiez que vous moquer,1 avouent, que vous ne vous êtes pas moqué cette fois; et, voyant le plus grand nombre d'ennemis que vous avez défaits, il n'y a plus personne qui n'appréhende d'être des vôtres. Trouvez bon, 15 Ô César! que je vous parle avec cette liberté. Recevez les louanges qui vous sont dues, et souffrez que l'on rende à César ce qui appartient à César, Je suis, etc.

2. Lettre de la berne, à Mlle de Bourbon2 (1630 ?)

Mademoiselle, je fus berné3 vendredi après dîner pour ce que je ne vous avais pas fait rire dans le temps que l'on 20 m'avait donné pour cela; et Mme de Rambouillet en donna

1 Le duc d'Enghien avait, dans sa jeunesse, l'humeur très railleuse en société.

2 Fille de Henri, prince de Condé, et de Marguerite de Montmorency. Elle devint la duchesse de Longueville.

Berner-to toss in a blanket, pour une brimade. Etym. berne, une couverture grossière dont on se servait pour cette opération. Au Maroc c'était un supplice réel; la victime était saisie par les jambes et les bras, jetée en l'air et retombait sur le sol. Il n'est pas probable que Voiture ait réellement été berné, il s'agit vraisemblablement d'une folle invention de son imagination.

l'arrêt à la requête de Mlle sa fille et de Mll Paulet1 J'eus beau crier et me défendre: la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde furent choisis pour cela. Ce que je puis vous dire, Mademoiselle, c'est que jamais personne ne fut si haut que moi, et que je ne 5 croyais pas que la fortune me dût jamais tant élever. A tous coups, ils me perdaient de vue et m'envoyaient plus haut que les aigles ne peuvent monter. Je vis les montagnes abaissées au-dessous de moi; je vis les vents et les nuées cheminer dessous mes pieds; je découvris des pays 10 que je n'avais jamais vus et des noms que je n'avais point imaginés. Il n'y a rien de plus divertissant que de voir tant de choses à la fois et de découvrir d'une seule vue la moitié de la terre.

Mais je vous assure, Mademoiselle, qu'on ne voit tout 15 cela qu'avec inquiétude lorsque l'on est en l'air et que l'on est assuré d'aller retomber. Une des choses qui m'effrayait autant était que, lorsque j'étais bien haut et que je regardais en bas, la couverture me paraissait si petite qu'il me semblait impossible que je retombasse dedans; et je vous 20 avoue que cela me donnait quelque émotion . . .

Le dernier coup qu'ils me jetèrent en l'air, je me trouvai dans une troupe de grues, lesquelles d'abord furent étonnées de me voir si haut. Mais, quand elles m'eurent approché, elles me prirent pour un des Pygmées avec les- 25 quels vous savez bien, Mademoiselle, qu'elles ont guerre de tout temps, et crurent que je les étais venu épier jusque

1 Mlle Paulet. Voir note 2, p. 29.

2 Allusion à la fable mythologique des Pygmées, ou nains d'Éthiopie ou des Indes, d'environ un pied ou «pygme» de hauteur: des monstres mythologiques montés sur des chèvres ou des béliers qui s'armaient et allaient combattre les grues qui venaient toutes les années de Scythie pour les attaquer.

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dans la moyenne région de l'air. Aussitôt elles vinrent fondre sur moi à grands coups de bec; et d'une telle violence, que je crus être percé de cent coups de poignard; et une d'elles qui m'avait pris par la jambe me poursuivit si opiniâtrément qu'elle ne me laissa point que je ne fusse dans la couverture . . .

3. Lettre de remerciement pour le don d'un chat, à madame l'abbesse d'Yère1

Madame, j'étais déjà si fort à vous que je pensais que vous deviez croire qu'il n'était pas besoin que vous me gagnassiez par des présents, ni que vous fissiez dessein de 10 me prendre, comme un Rat, avec un Chat. Néanmoins, j'avoue que votre libéralité n'a pas laissé de produire en moi quelque nouvelle affection; et, s'il y avait encore quelque chose dans mon esprit qui ne fut pas à vous, le Chat que vous m'avez envoyé a achevé de le prendre et vous 15 l'a gagné entièrement. C'est sans mentir, le plus beau et le plus agréable qui fût jamais... et Rominagrobis même, -vous savez bien, Madame, que Rominagrobis est prince des chats

ne saurait avoir meilleure mine et ne sentirait mieux son bien. J'y trouve seulement à dire qu'il est de 20 très difficile garde, et que, pour un chat nourri en religion, il est fort mal disposé à garder la clôture. Il ne voit point de fenêtre ouverte qu'il ne s'y veuille jeter.

Il aurait déjà vingt-six fois sauté les murailles, si on l'avait laissé faire; et il n'y a point de chat séculier qui soit 25 si libertin ni plus volontaire que lui. J'espère pourtant que je l'arrêterai par le bon traitement que je lui fais.

Je ne le nourris que de fromages et de biscuits. Peut

1 Claire-Diane d'Angennes de Rambouillet, morte 1669. Yère, en Seine et Oise. - Date de cette lettre inconnue,

être, Madame, qu'il n'était pas si bien traité chez vous. Car je pense que les Dames d'Yère ne laissent pas aller les chats aux fromages1 et que l'austérité du couvent ne permet pas que l'on leur fasse si bonne chère. Il commence déjà à s'apprivoiser. Il me pensa hier emporter une 5 main en se jouant. C'est, sans mentir, la plus jolie bête du monde. Il n'y a personne en mon logis qui ne porte de ses marques. Mais, quelque aimable qu'il soit de sa personne, ce sera toujours en votre considération que j'en ferai cas; et je l'aimerai tant, pour l'amour de vous, que 10 j'espère que je ferai changer le proverbe, et que l'on dira dorénavant: «Qui m'aime, aime mon chat» . . .

4. Lettre sur le Valentin, à la marquise de Rambouillet, 1638

Madame, j'ai vu pour l'amour de vous le Valentin 2 avec plus d'attention que je n'ai jamais fait aucune chose, et puisque vous désirez que je vous en fasse la descrip- 15 tion, je le ferai le plus succinctement qu'il me sera possible. Mais vous considérerez, s'il vous plaît, que quand je me serai acquitté de cette commission et de l'autre que vous m'avez donnée à Rome, j'aurai fait pour vous les deux choses du monde qui me sont les plus difficiles, de zo parler de bâtiment et de parler d'affaires. Le Valentin, Madame, puisque Valentin il y a, est une maison qui est à un quart de lieue de Turin, située dans une prairie et 1 Laisser aller le chat au fromage = expression populaire pour une fille qui prenait un amoureux.

2 Valentin est une maison de plaisance de Mme de Savoie, sœur de Louis XIII. Tallemant-des-Réaux dit dans ses Historiettes: «Mme de Rambouillet faisait toujours la guerre à Voiture qu'il ne remarquait rien; elle lui donna la charge de faire la description du Valentin, aimant extrêmement l'architecture.>>

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