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venir ou plus prompte ou plus cruelle? C'est ramasser toutes ses forces, c'est unir tout ce qu'elle a de plus redoutable, que de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l'attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans 5 menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l'a déjà mise en défense. Ni la gloire, ni la jeunesse n'auront un soupir. Un regret immense de ses péchés ne lui permet pas de regretter autre Io chose. Elle demande le crucifix sur lequel elle avait vu expirer la reine sa belle-mère1 comme pour y recueillir les impressions de constance et de piété que cette âme vraiment chrétienne y avait laissées avec les derniers soupirs.

A la vue d'un si grand objet, n'attendez pas de cette 15 princesse des discours étudiés et magnifiques: une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s'écrie: «O mon Dieu, pourquoi n'ai-je pas toujours mis en vous ma confiance?» Elle s'afflige, elle se rassure, elle confesse humblement, et avec tous les sentiments d'une profonde dou20 leur, que de ce jour seulement elle commence à connaître Dieu, n'appelant pas le connaître que de regarder encore tant soit peu le monde. Qu'elle nous parut au-dessus de ces lâches chrétiens qui s'imaginent avancer leur mort quand ils préparent leur confession, qui ne reçoivent les 25 saints sacrements que par force, dignes certes de recevoir pour leur jugement ce mystère de piété qu'ils ne reçoivent qu'avec répugnance! Madame appelle les prêtres plutôt que les médecins. Elle demande d'elle-même les sacrements de l'Église, la pénitence avec componction, l'eucha30 ristie avec crainte et puis avec confiance, la sainte onction des mourants avec un pieux empressement . . .

1 Anne d'Autriche, morte 1666.

Ne croyez pas que ces excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande âme. Ah! je ne veux plus tant admirer les braves, ni les conquérants. Madame m'a fait connaître la vérité de cette parole du Sage: «Le patient vaut mieux que le fort; et celui qui 5 dompte son cœur vaut mieux que celui qui prend des villes.» Combien a-t-elle été maîtresse du sien! Avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs! Rappelez en votre pensée ce qu'elle dit, à Monsieur.1 Quelle force! quelle tendresse! O paroles qu'on voyait 10 sortir de l'abondance d'un cœur qui se sent au-dessus de tout; paroles que la mort présente, et Dieu plus présent encore, ont consacrées; sincère production d'une âme qui, tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre que la vérité, vous vivrez éternellement dans la mémoire des hommes, 15 mais surtout vous vivrez éternellement dans le cœur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par tout autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de 20 tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend les bras.

Alors qu'avons-nous vu? Qu'avons-nous ouï? Elle se conformait aux ordres de Dieu; elle lui offrait ses souffrances en expiation de ses fautes; elle professait hautement la foi catholique, et la résurrection des morts, cette 25 précieuse consolation des fidèles mourants. Elle excitait le zèle de ceux qu'elle avait appelés pour l'exciter ellemême, et ne voulait point qu'ils cessassent un moment de l'entretenir des vérités chrétiennes . . .

1 Mme de La Fayette rapporte que Madame, en mourant, avait adressé ces paroles à son mari: «Hélas! monsieur, vous ne m'aimez plus, il y a longtemps; mais cela est injuste; je ne vous ai jamais manqué.»

En cet état, Messieurs, qu'avions-nous à demander à Dieu pour cette princesse, sinon qu'il l'affermît dans le bien, et qu'il conservât en elle les dons de sa grâce? Ce grand Dieu nous exauçait, mais souvent, dit saint Augus5 tin, en nous exauçant il trompe heureusement notre prévoyance. La princesse est affermie dans le bien d'une manière plus haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiments d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le 10 Sage: «Il s'est hâté.» En effet, quelle diligence! en neuf heures l'ouvrage est accompli. «Il s'est hâté de la tirer du milieu des iniquités.» . . . Changeons maintenant de langage; ne disons plus1 que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde, et de l'his15 toire qui se commençait le plus noblement, disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie.

... Quelle créature fut jamais plus propre à être l'idole du monde? Mais ces idoles que le monde adore, à com20 bien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées? La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses; mais la gloire les défend-elle de la gloire même? Ne s'adorent-elles pas secrètement? Ne veulent-elles pas être adorées? Que n'ont-elles pas à craindre de leur amour25 propre? Et que se peut refuser la faiblesse humaine, pendant que le monde lui accorde tout? N'est-ce pas là qu'on apprend à faire servir à l'ambition, à la grandeur, à la politique, et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu? La modération que le monde affecte n'étouffe pas 30 les mouvements de la vanité: elle ne sert qu'à les cacher; et plus elle ménage le dehors, plus elle livre le cœur aux 1 Comparez p. 249, 1.

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sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même; et on dit au fond de son cœur: «Je suis, et il n'y a que moi sur la terre.» En cet état, Messieurs, la vie n'est-elle pas un péril? La mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-on 5 craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses? N'est-ce donc pas un bienfait de Dieu d'avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame; de l'avoir arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire, par son excès, eût mis en hasard sa modération? Qu'importe 10 que sa vie ait été si courte? Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie, ce peu d'heures saintement pas- 15 sées parmi les plus rudes épreuves et dans les sentiments les plus purs du christianisme tiennent lieu toutes seules d'un âge accompli. Le temps a été court, je l'avoue; mais l'opération de la grâce a été forte; mais la fidélité de l'âme a été parfaite . . . Ah! nous pouvons achever ce saint sacri- 20 fice pour le repos de Madame avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang, dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée par la participation à ses sacrements, et par la commu- 25 nion avec ses souffrances.

...

Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à la nôtre, si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, 30 ne fait que nous étourdir pour quelques moments? . . . Quel est notre aveuglement si, toujours avançant vers

notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mé5 priser les faveurs du monde: et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, Io songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence . . .

2. Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé

Prononcée à Notre-Dame, le 10e jour de mars 1687, en présence du prince de Condé, son fils

[Louis de Bourbon, prince de Condé, dit le Grand Condé, l'un des plus grands capitaines de la France, né à Paris en 1621. Il porta le titre de duc d'Enghien jusqu'à la mort de son père (1646). En 1638 il remplaça son père comme gouverneur de Bourgogne; c'est là qu'il connut Bossuet dont il resta l'ami. Il fit ses premières armes à dixneuf ans; à vingt-deux ans il était général, et chargé de repousser l'armée du roi d'Espagne, Philippe IV, laquelle venant de la Flandre espagnole menaçait les frontières du nord; il remporta la célèbre victoire de Rocroy (Ardennes) le 18 mai, 1643; couronnant son succès par la prise de Thionville et de Sierk. L'année suivante il alla rejoindre son émule, Turenne, à l'armée française combattant en Allemagne où rageait la guerre de Trente Ans et gagna la sanglante bataille de Fribourg, 1644. Il occupa une partie du Palatinat, prit Philipsbourg (Baden), Worms, Spire, Mayence et Landau (Vallée du Rhin): à Nordlingue (Bavière) il battit Merci (1645). Après un an de repos il reprit les armes et fit capituler Dunkerque.

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