Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE PREMIER

L'HÔTEL DE RAMBOUILLET

I. LES PRÉCIEUSES

1. Portrait de la marquise de Rambouillet
(d'après Milo de Scudéry, dans Artamène ou le Grand Cyrus,

1649-1653)

Imaginez-vous la beauté même, si vous voulez concevoir celle de cette admirable personne. Je ne vous dis point que vous vous figuriez celle que nos peintres donnent à Vénus, pour comprendre la sienne, car elle ne serait pas 5 assez modeste; ni celle de Pallas, parce qu'elle serait trop fière; ni celle de Junon, qui ne serait pas assez charmante; ni celle de Diane, qui serait un peu trop sauvage; mais je vous dirai que, pour représenter Cléomire,1 il faudrait prendre de toutes les figures qu'on donne à ces déesses ce Io qu'elles ont de beau, et l'on en ferait peut-être une passable peinture. Cléomire est grande et bien faite: tous les traits de son visage sont admirables; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer; la majesté de toute sa personne est digne d'admiration, et il sort je ne sais quel éclat de ses 15 yeux qui imprime le respect dans l'âme de tous ceux qui

1 Mme de Rambouillet. Catherine de Vivonne, marquise de Pisani, née à Rome en 1598, où son père était ambassadeur. Elle vint à Paris à sept ans et épousa à douze ans, le vidame de Mans, plus tard marquis de Rambouillet. Elle mourut en 1665. Le surnom d'Arthénice (anagramme de Catherine, inventé par Malherbe) reste beaucoup plus connu que celui de Cléomire.

la regardent; et pour moi, je vous avoue que je n'ai jamais pu approcher Cléomire, sans sentir dans mon cœur je ne sais quelle crainte respectueuse, qui m'a obligé de songer plus à moi, étant auprès d'elle, qu'en nul autre lieu du monde où j'aie jamais été. Au reste, les yeux de Cléomire 5 sont si admirablement beaux, qu'on ne les a jamais pu bien représenter: ce sont pourtant des yeux qui, en donnant de l'admiration, n'ont pas produit ce que les autres beaux yeux ont accoutumé de produire dans le cœur de ceux qui les voient; car enfin, en donnant de l'amour, ils 10 ont toujours donné en même temps de la crainte et du respect, et, par un privilège particulier, ils ont purifié tous les cœurs qu'ils ont embrasés. Il y a même parmi leur éclat et parmi leur douceur une modestie si grande, qu'elle se communique à ceux qui la voient, et je suis fortement 15 persuadé qu'il n'y a point d'homme au monde qui eût l'audace d'avoir une pensée criminelle en la présence de Cléomire. Sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je vis jamais, et il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement quelle est celle de son âme. 20 On voit même que toutes ses passions sont soumises à sa raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur; en effet, je ne pense point que l'incarnat qu'on voit sur ses joues ait jamais passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si ce n'a été par la chaleur de l'été ou par 25 la pudeur, mais jamais par la colère ni par aucun dérèglement de l'âme: ainsi Cléomire, étant toujours également tranquille, est toujours également belle. Enfin, si on voulait donner un corps à la Chasteté pour la faire adorer par toute la terre, je voudrais représenter Cléomire; si on 30 en voulait donner un à la Gloire pour la faire aimer par tout le monde, je voudrais encore faire sa peinture, et, si

l'on en donnait un à la Vertu, je voudrais aussi la repré

senter.

Au reste, l'esprit et l'âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté: le premier n'a 5 point de bornes dans son étendue, et l'autre n'a point d'égale en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L'esprit de Cléomire n'est pas un de ces esprits qui n'ont de lumière que celle que la nature leur donne, car elle l'a cultivé soigneusement; et je pense 10 pouvoir dire qu'il n'est point de belles connaissances qu'elle n'ait acquises. Elle sait diverses langues, et n'ignore presque rien de ce qui mérite d'être su; mais elle le sait sans faire semblant de le savoir, et on dirait, à l'entendre parler, tant elle est modeste, qu'elle ne parle de、 15 toutes choses admirablement, comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connaît à tout: les sciences les plus élevées ne passent pas sa connaissance; les arts les plus difficiles sont connus d'elle parfaitement . . . Au reste, 20 jamais personne n'a eu une connaissance si délicate qu'elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers; elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu'elle soit beaucoup au-dessus. . . Il n'y a personne en toute la cour, 25 qui ait quelque esprit et quelque vertu, qui n'aille chez elle. Rien n'est trouvé beau, si elle ne l'a approuvé: il ne vient pas même un étranger qui ne veuille voir Cléomire et lui rendre hommage; et il n'est pas jusqu'aux excellents artisans qui ne veuillent que leurs ouvrages aient la gloire 30 d'avoir son approbation. Tout ce qu'il y a de gens qui écrivent en Phénicie ont chanté ses louanges; et elle

1 Scène du roman du Grand Cyrus; il s'agit réellement de la France.

possède si merveilleusement l'estime de tout le monde, qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui l'ait pu voir, sans dire d'elle mille choses avantageuses, sans être également charmé de sa beauté, de son esprit, de sa douceur et de sa générosité...

2. La marquise de Rambouillet

(d'après Tallemant-des-Réaux, Les historiettes, 1657)

[ocr errors]

5

Mme de Rambouillet1 est fille, comme j'ai déjà dit, de feu M. le marquis de Pisani, et d'une Savelli, veuve d'un Ursins. Sa mère était une habile femme; elle eut soin de l'entretenir dans la langue italienne, afin qu'elle sût également cette langue et la française. On fit toujours cas 10 de cette dame-là à la cour, et Henri IV l'envoya, avec Mme de Guise, surintendante de la maison de la Reine, recevoir la Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille devant douze ans avec M. le vidame du Mans. Mme de Rambouillet dit qu'elle regarda d'abord son mari, qui 15 avait alors une fois autant d'âge qu'elle, comme un homme fait, et qu'elle se regarda comme une enfant, et que cela lui est toujours demeuré dans l'esprit, et l'a portée à le respecter davantage. Hors les procès,3 jamais il n'y a eu un homme plus complaisant pour sa femme. Elle m'a 20 avoué qu'il a toujours été amoureux d'elle, et ne croyait pas qu'on pût avoir plus d'esprit qu'elle en avait. A la vérité, il n'avait pas grand'peine à lui être complaisant, car elle n'a jamais rien voulu que de raisonnable. Cepen

1 Italienne. Voir note 1, p. 22.

2 Marie de Médicis, qui épousa en 1600 Henri IV; réception à Marseille, le 3 novembre.

* Le marquis de Rambouillet n'avait pas le sens des affaires et eut de nombreux procès.

dant elle jure que si on l'eût laissée jusqu'à vingt ans, et qu'on ne l'eût point obligée après à se marier, elle fût demeurée fille. Je la croirais bien capable de cette résolution, quand je considère que dès vingt ans elle ne voulut 5 plus aller aux assemblées du Louvre; chose assez étrange pour une belle et jeune personne et qui est de qualité. Elle disait qu'elle n'y trouvait rien de plaisant, que de voir comme on se pressait pour y entrer, et que quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se divertir 10 du méchant ordre qu'il y a pour ces choses-là en France. Ce n'est pas qu'elle n'aimât le divertissement, mais c'était en particulier. A l'entrée1 qu'on devait faire à la Reinemère, quand Henri IV la fit couronner, Mme de Rambouillet était une des belles qui devaient être de la cérémonie. 15 Elle a toujours aimé les belles choses, et elle allait apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha. Depuis, elle n'y a pas songé, et s'est contentée de l'espagnol. C'est une personne habile en toutes choses. Elle fut elle-même l'architecte de l'hôtel 20 de Rambouillet, qui était la maison de son père. Mal satisfaite de tous les dessins qu'on lui faisait (car alors on ne savait que faire une salle à un côté, une chambre à l'autre, et un escalier au milieu: d'ailleurs la place était fort irrégulière et d'une assez petite étendue), un soir, 25 après y avoir bien rêvé, elle se mit à crier: «Vite, du papier; j'ai trouvé le moyen de faire ce que je voulais.»> Sur l'heure elle en fit le dessin, car naturellement elle sait dessiner; et dès qu'elle a vu une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu'elle faisait tant la

1 Cette entrée solenelle à Paris devait avoir lieu en 1610, après la cérémonie officielle de couronnement à Saint-Denis (dix ans après le mariage), mais fut empêchée par l'assassinat de Henri IV.

« PreviousContinue »