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Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.»
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance;

Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.

L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,

Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure;
Il fait monter son fils, il suit, et d'aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put:
«Oh là, oh, descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise!
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
- Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.>>
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l'une dit: «C'est grand'honte
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,

Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage.

Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge:
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.>>
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L'un dit: «Ces gens sont fous!
Le baudet n'en peut plus; il mourra sous leurs coups.
Hé quoi? charger ainsi cette pauvre bourrique!
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.

- Parbleu! dit le meunier, est bien fou de cerveau

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Qui prétend contenter tout le monde et son père.

Essayons toutefois si par quelque manière

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Nous en viendrons à bout.» Ils descendent tous deux.

L'âne se prélassant marche seul devant eux.

Un quidam les rencontre, et dit: «Est-ce la mode Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode? Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser? Je conseille à ces gens de le faire enchâsser. 5 Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne. Nicolas, au rebours;1 car, quand il va voir Jeanne, Il monte sur sa bête; et la chanson le dit. Beau trio de baudets!» Le meunier repartit: «Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue; 10 Mais que dorénavant on me blâme, on me loue, Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien, J'en veux faire à ma tête.» Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince, Allez, venez, courez; demeurez en province;

15 Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement: Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

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12. Le renard et le bouc

III. 5

Capitaine renard allait de compagnie
Avec son ami bouc des plus haut encornés:
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits:
Là chacun d'eux se désaltère.

Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,

1 Nicolas pensait au contraire, (au rebours) car il chante:
Adieu cruelle Jeanne,

Si vous ne m'aimez pas,
Je monte sur mon âne,
Galoper au trépas.

Le renard dit au bouc: «Que ferons-nous, compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur: le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,

Après quoi je t'en tirerai.

- Par ma barbe, dit l'autre, il est bon; et je loue

Les gens bien sensés comme toi.

Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue.»

Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon

Pour l'exhorter à patience.

«Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton,

Tu n'aurais pas, à la légère,

Descendu dans ce puits. Or adieu; j'en suis hors:
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts;
Car, pour moi, j'ai certaine affaire

Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.»

En toute chose il faut considérer la fin.

13. Le renard et les raisins

III. II

Certain renard gascon, d'autres disent normand,1
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille

1 Les Gascons sont vantards; les Normands sont malins.

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Des raisins, mûrs apparemment,

Et couverts d'une peau vermeille.

Le galant en eût fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvait atteindre:

5 «Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.»

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Fit-il pas mieux que de se plaindre?

14. Le pot de terre et le pot de fer

V.

Le pot de fer proposa

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Au pot de terre un voyage.
Celui-ci s'en excusa,

Disant qu'il ferait que sage1
De garder le coin du feu;
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause:
Il n'en reviendrait morceau.
«Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.

Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le pot de fer:
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure,
Entre deux je passerai
Et du coup vous sauverai.»

Cette offre le persuade.

1 Location archaïque, que = latin quod: Il ferait ce que ferait le

sage.

Pot de fer son camarade

Se met droit à ses côtés.

Mes gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés

Au moindre hoquet1 qu'ils treuvent.2

Le pot de terre en souffre; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu'il eût lieu de se plaindre.

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Ne nous associons qu'avecque nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots.

15. Le laboureur et ses enfants

V. 9

Travaillez, prenez de la peine:

C'est le fonds qui manque le moins.

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
«Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents:

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver: vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'août3:
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place

Où la main ne passe et repasse.»

1 hoquet, ici = obstacle.

2 treuvent

=

==

trouvent-forme archaïque pour rimer avec peuvent.

Faire l'août-faire la moisson.

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