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d'un coup de flèche Antinoüs le plus apparent de la troupe, au lieu de continuer à tirer sur les autres, leur fait un grand discours plein de reproches, auquel Eurymachus répond par un autre discours fort ample; Ulysse le tue d'une seconde flèche, et en fait autant à Amphinomus; il 5 restait encore cent cinq amants qui ne font rien, et qui donnent le loisir à Télémaque d'aller quérir des armes dans une chambre haute, après en avoir demandé la permission à son père. Il en apporta huit lances, quatre casques et quatre boucliers. Ulysse met un de ces casques, après 10 avoir posé son arc auprès de la porte, contre la muraille qui était bien luisante, sans que pas un de ces cent cinq amants qui restaient, lui portât un seul coup. Cependant Mélanthius, le chévrier d'Ulysse, et qui le trahissait, était monté dans la même chambre aux armes d'où il apporta 15. douze boucliers, douze lances et douze casques, pour armer douze de ces amants. (Il est impossible qu'un seul homme puisse apporter toutes ces armes.) Pendant que ces douze amants nouvellement armés, présentent la pointe de leurs lances à Ulysse et à Télémaque, ces deux 20 héros et leur porcher font ensemble un fort long dialogue. Il faut, dit Ulysse à son fils, que ce soit quelqu'une des servantes de la maison qui soit cause de tout ceci. Mon père, reprend Télémaque, c'est ma faute; j'ai laissé la porte de la chambre ouverte; et je crois que quelqu'un plus 25 avisé que moi, s'en est aperçu. Mais je te prie, divin Eumée, va fermer cette porte, et prends garde si ce n'est point quelqu'une des servantes, ou Mélanthius, fils de Dolius, qui soit cause de tout ceci. Là-dessus Eumée dit à Ulysse: Divin fils de Laërte, prudent Ulysse, c'est as- 30 surément le méchant homme que nous soupçonnons, qui a fait ce coup là. Dites-moi donc distinctement si je le

tuerai, en cas que je sois le plus far, ou si je vous l'amènerai ici, añr que vous le puissiez de ces méchancetés. Allez, répond Ulysse, her-uri les pieds et les mains, et l'attachez à une haute colonne, avec une chaine qui se plie g aisément. Pendant tout ce temps-it pas un des amants ne se remua sans qu'on voie aucune raison de leur étonnante tranquillité. Voilà encore une espèce de merveilleux dont les modernes n'ont plus l'adresse de se servir. Le Président.- Est-ce-là tout?

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L'Abbé-Non assurément; mais je crois qu'en voilà assez pour connaitre la manière dont Homère a orné ses ouvrages de belles aventures, de beaux sentiments, et de belles pensées. Venons au style et à la versification de ce grand poète....

III. Que «nous» avons un avandage visible dans les arts dont les secrets se peuvent calculer ei mesurer.

Quand nous avons parlé de la peinture, je suis demeuré d'accord que le saint Michel et la sainte famille de Raphaël que nous vimes hier dans le grand appartement du roi sont deux tableaux préférables à ceux de M. Le Brun1; mais j'ai soutenu et soutiendrai toujours que M. Le Brun 20 a su plus parfaitement que Raphaël l'art de la peinture dans toute son étendue parce qu'on a découvert avec le temps une infinité de secrets dans cet art que Raphaël n'a point connus. J'ai dit la même chose touchant la sculpture, et j'ai fait voir que nos bons sculpteurs étaient mieux 25 instruits que les Phidias et les Polyclète, quoique quelques-unes des figures qui nous restent de ces grands maîtres

1 Connu surtout par la série de tableaux représentant les batailles d'Alexandre (1619-1690).

soient plus estimables que celles de nos meilleurs sculpteurs. Il y a deux choses dans tout artisan qui contribuent à la beauté de son ouvrage: la connaissance des règles de son art et la force de son génie. De là il peut arriver et souvent il arrive que l'ouvrage de celui qui est 5 le moins savant, mais qui a le plus de génie, est meilleur que l'ouvrage de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le génie a moins de force.

Suivant ce principe, Virgile a pu faire un poème épique plus excellent que tous les autres parce qu'il a eu plus de 10 génie que tous les poètes qui l'ont suivi, et il peut en même temps avoir moins su toutes les règles du poème épique, ce qui me suffit, mon problème consistant uniquement en cette proposition que tous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui 15 où ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendus plus accomplis, l'art n'étant autre chose, suivant Aristote même, qu'un amas de préceptes pour bien faire l'ouvrage 20 qu'il a pour objet.

Or, quand j'ai fait voir qu'Homère et Virgile ont fait une infinité de fautes où les modernes ne tombent plus, je crois avoir prouvé qu'ils n'avaient pas toutes les règles que nous avons, puisque l'effet naturel des règles est d'em- 25 pêcher qu'on ne fasse des fautes. De sorte que, s'il plaisait au ciel de faire naître un homme qui eût un génie de la force de celui de Virgile, il est sûr qu'il ferait un plus beau poème que l'Enéide, parce qu'il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu'il aurait en 30 même temps un plus grand amas de préceptes pour se conduire. Cet homme pouvait naître en ce siècle de

même qu'en celui d'Auguste, puisque la nature est toujours la même et qu'elle ne s'est point affaiblie par la suite des temps.

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II. BOILEAU

1636-1711

Extrait de la Septième des RÉFLEXIONS CRITIQUES sur

QUELQUES PASSAGES DE LONGIN, 1693

[On relèvera l'attitude différente de Boileau à l'égard de ses grands contemporains, par exemple Corneille, lorsqu'il discute la querelle des Anciens et des Modernes, comparée avec celle qu'il avait adoptée ailleurs, ainsi dans la Satire IX, page 103, En vain contre le Cid un ministre se ligue . . . . Il n'y a pas contradiction, mais une nuance bien nette, inspirée par les besoins de la cause à défendre.]

RÉFLEXION VII

«Il faut songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits.» (LONGIN, Traité du sublime, XII.)

Il n'y a en effet que l'approbation de la postérité qui 5 puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quelque éclat qu'ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu'il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d'esprit qui était to à la mode, peuvent les avoir fait valoir; et il arrivera peutêtre que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l'on méprisera ce que l'on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs comme du Bellay, du Bartas, Desportes,' qui dans le siècle pré

ΤΟ

1 Poètes et disciples de la Pléiade,

cédent ont été l'admiration de tout le monde, et qui aujourd'hui ne trouvent pas même de lecteurs.

La même chose était arrivée, chez les Romains, à Nævius, à Livius, et à Ennius,1 qui, du temps d'Horace, comme nous l'apprenons de ce poète, trouvaient encore 5 beaucoup de gens qui les admiraient, mais qui à la fin furent entièrement décriés. Et il ne faut point s'imaginer que la chute de ces auteurs, tant les Français que les Latins, soit venue de ce que les langues de leur pays ont changé. Elle n'est venue que de ce qu'ils n'avaient 10 point attrapé dans ces langues le point de solidité et de perfection qui est nécessaire pour faire durer, et pour faire à jamais priser des ouvrages. En effet la langue latine, par exemple, qu'ont écrite Cicéron et Virgile, était déjà fort changée du temps de Quintilien, et encore plus 15 du temps d'Aulu-Gelle. Cependant Cicéron et Virgile y étaient encore plus estimés que de leur temps même, parce qu'ils avaient comme fixé la langue par leurs écrits, ayant atteint le point de perfection que j'ai dit.

Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un 20 fort grand nombre de siècles, et n'ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés: alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces écrivains. Que si vous ne voyez point les 25 beautés de leurs écrits, il ne faut pas conclure qu'elles n'y sont point, mais que vous êtes aveugle, et que vous n'avez point de goût. Le gros des hommes, à la longue, ne se trompe point sur les ouvrages d'esprit. Il n'est plus question, à l'heure qu'il est, de savoir si Homère, 30

1 Poètes romains du II° siècle av. J. C. Horace est du 1° siècle.

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