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le cens dû au seigneur et la dîme dûe aux prêtres, et d'autre part par une infinité de droits féodaux et royaux, banalités, aides, taille, gabelle, etc., etc. Impossible aux manants d'éviter ces innombrables droits. Voulait-il manger? Il fallait qu'il payât double droit droit de mouture au moulin seigneurial situé tout près du château, sur le Ravillon, droit de cuisson au four seigneurial. Voulait-il conduire son grain hors de la commune? Il était encore passible d'un double droit: droit de minage pour chaque mesure de grain, droit de rouage pour le dégât fait par les roues de sa voiture à la route seigneuriale, -on décorait de ce nom prétentieux le chemin sale et boueux qui conduisait d'un village à l'autre — sans compter les différents droits qu'il pouvait avoir à acquitter en arrivant sur le territoire de chacune des innombrables justices qui sillonnaient le pays.

Voulait-il acquérir un immeuble? Il lui fallait tout d'abord payer au seigneur un droit de lods et ventes el ensuite le cens annuel. Voulait-il enlever sa récolte achetée par toute une année de travail et d'anxiétés ? il lui fallait attendre que le prêtre eût d'abord prélevé sa part, le manant était libre enfin de disposer de ce qui lui appartenait. Et le misérable forçat de la glèbe n'était pas encore au bout des exigences et de la rapacité du prêtre, alors qu'il avait payé la dîme de ses récoltes ses volailles, ses veaux, ses porcs, ses agneaux, sa laine, jusqu'à sa filasse même, étaient assujettis à cet impôt divin. Et le misérable manant acquittait le cens du seigneur et la dîme du prêtre sans en retirer aucune amélioration matérielle de nature à le favoriser dans ses travaux agricoles, ni aucun adoucissement à ses maux. Aux redevances seigneuriales et la dîme ecclésiastique s'ajoutaient encore les tailles et impositions royales, les droits d'aides si iniques par leur nature, et si odieux par leur perception, et cette monstrueuse gabelle établie par Philippe de Valois.

La gabelle était un impôt sur la consommation forcée du sel. Chaque famille était taxée à une certaine quantité de sel qu'elle devait tirer du grenier à sel de Joigny; cette quantité était fixée au xviiie siècle, à neuf livres pesant par an, par tête d'habitant de tout sexe et de tout âge. Le quintal de sel valant soixante-cinq livres à cette époque,

la gabelle représentait donc un impôt par tête de trois livres. Un père de famille chargé de trois enfants en basâge payait ainsi chaque année, pour sa consommation forcée de sel, une somme de quinze livres, qui, au cours de la monnaie actuelle, aurait aujourd'hui une valeur de quarante-cinq francs. Quel monstrueux impôt de capitation !

La paroisse de Guerchy faisait partie du grenier à sel de Joigny, érigé en 1350 par le roi Jean. Le grenier à sel était une juridiction royale établie le 10 mars 1342 par Philippe de Valois, pour juger les contestations qui s'élevaient au sujet des gabelles, et les contraventions aux ordonnances sur le sel. C'était là que se faisait la distribution du sel pour tout le ressort du grenier.

La situation sociale des habitants de Guerchy était ainsi du plus effroyable et du plus terrible réalisme; ils étaient condamnés à arroser perpétuellement de leurs sueurs ce sol, qu'ils ne pouvaient point se flatter de posséder, puisque, de par le droit féodal, il appartenait à leurs seigneurs en vertu du droit de conquête, droit qui, par parenthèse, subsiste encore au xixe siècle, et que, subissent, hélas! nos malheureux frères d'Alsace-Lorraine, et dont la jouissance même était entravée par toutes sortes de restrictions. Ils n'étaient ainsi, à proprement parler, que les fermiers héréditaires de leurs propres biens, dont ils ne devinrent réellement propriétaires que par la Révolution.

Nous trouvons dans l'Almanach historique publié en 1784 par M. Tarbé, que la cure de Guerchy appartenait au diocèse et à l'archidiaconé de Sens, au doyenné de Courtenay et à la conférence d'Aillant (1). Guerchy avait cent quarante-sept feux, ce qui indique une population d'à peu près sept cent quarante habitants. La statistique diocésaine accuse pour cette année le chiffre considérable de quatre cent quarante communiants; près des trois

(1) La paroisse de Guerchy, qui appartenait, à la Révolution, au diocèse de Sens, à la paroisse de l'Ile-de-France, à la généralité de Paris, au bailliage de Montargis et à la coutume de Troyes, est un frappant exemple de la diversité administrative qui régnait sous l'ancien régime.

cinquièmes de la population satisfaisaient ainsi régulièrement au devoir pascal. Peut-on attribuer exclusivement à la ferveur chrétienne le zéle apporté, avec une si touchante unanimité, par les habitants de Guerchy, à l'accomplissement de leurs devoirs religieux? Ou n'en trouverait-on point plutôt la raison dans quelques décisions royales inspirées par un esprit d'intolérance et de bigotisme outré, et dans l'influence toute puissante du clergé catholique? « Tout homme, dit Montesquieu, qui << mourait sans donner une partie de ses biens à l'Eglise, << ce qui s'appelait mourir déconfès, était privé de la «< communion et de la sépulture. Si l'on mourait sans << faire de testament, il fallait que les parents obtinssent << de l'évêque qu'il nommât, concuremment avec eux, des << arbitres pour fixer ce que le défunt aurait dû donner, << en cas qu'il eût fait un testament. »

N'est-ce point là une des sources des immenses richesses accumulées par l'Eglise, en même temps qu'une des causes du catholicisme pratiquant des habitants de Guerchy? Et pense-t-on que l'édit du roi Louis XIV, en date du 8 mars 1712, qui ordonnait que les corps de ceux qui mouraient sans avoir reçu les sacrements, seraient traînés sur une claie et jetés à la voirie; et les ordonnances royales de 1724 et de 1750, qui prescrivaient que, dès qu'un homme serait gravement malade, ses parents et le médecin devaient aller chercher un ecclésiastique, lequel devait conférer seul à seul avec le malade qui, s'il mourait dans l'impénitence finale, c'està-dire sans avoir reçu l'extrême-onction, était déclaré relaps, ses biens confisqués et son corps traîné sur la claie et jeté à la voirie, et s'il guérissait, était condamné aux galères perpétuelles et à la confiscation de ses biens; pense-t-on, disons-nous, que ces décisions du pouvoir royal n'étaient point plus que suffisantes pour conduire la population tout entière aux pieds des autels. Pense-t-on que ces mesures infamantes qui frappaient le cadavre de l'impénitent ne pouvaient point paraître plus terribles à des hommes qui menaient sur la terre une existence de parias et de réprouvés, que les peines infernales dont un prêtre les menaçait, et dont la vie humaine leur donnait pour ainsi dire un avant-gout? Nous sommes donc loin de

considérer ces quatre cent quarante communiants comme autant de croyants et de pratiquants volontaires.

La paroisse de Guerchy appartenait à la province de l'Ile-de-France, à la Généralité de Paris, à l'Election (4) et au bureau de poste de Joigny; pour les eaux et forêts, elle était sous la juridiction du juge gruyer établi par le comte de Joigny, en vertu de l'édit royal de mars 1707; les appels ressortissaient directement à la table de marbre de Paris.

Le 14 octobre 1785, le sieur Lesueur, curé de Guerchy, loua au marquis de Guerchy, pour un bail de neuf années consécutives, bail que la Révolution résilia quatre ans plus tard, en abolissant la dîme, « la dixme à per«< cevoir sur toutes espèces de grains, verdures, filasse, << agneaux, laine, etc., dans toute la partie de la paroisse << située au-delà de la rivière (2). » Ce bail fut consenti moyenant la somme de quatre cents livres, que le marquis s'engagea à payer au curé, le jour de Noël de chaque année. La partie de territoire cédée au marquis de Guerchy, et située en aval du Ravillon, comprenait à peu près le tiers de la superficie de la paroisse; on peut ainsi évaluer à la somme de douze cents livres le produit que le curé retirait de la perception de la dîme. Telle était la situation des habitants de Guerchy lorsque éclata la Révolution de 1789.

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Les droits féodaux, les redevances seigneuriales et les titres nobiliaires ayant été abolis, le comté - devenu marquisat de Guerchy, fut supprimé, et les habitants purent enfin se considérer comme possesseurs définitifs et légitimes du sol que leurs ancêtres avaient cultivé pendant tant de siècles en esclaves et en serfs taillables et corvéables à merci.

XXI.

Pendant la Révolution, le marquis Anne-Louis de Guerchy, mieux inspiré que la plupart des nobles, qui émigrèrent à l'étranger et ne rougirent point de porter les

(1) L'élection de Joigny avait été établie en 1578 par Henri III, (2) Pièces justificatives.

armes contre leur patrie, resta en France; mais bien qu'il n'eût été dépossédé que de ses droits seigneuriaux, et qu'il possédât encore une grande partie de ses propriétés, il n'en vécut pas moins dans une grande misère, et se vit réduit à se faire maquignon. Pendant la Terreur, l'arbre généalogique de la famille Régnier fut brûlé sur la place d'armes de Dijon.

Le marquis de Guerchy mourut à une époque ignorée. Sa mère Gabrielle-Lydie d'Harcourt, comtesse de Guerchy, décéda à Paris, le 13 février 1804, à l'âge de 78 ans. Son corps fut transporté à Guerchy et inhumé à côté de celui de son époux, dans la chapelle seigneuria le de l'église. Le marquis de Guerchy avait épousé mademoiselle Louise de Roux de Sigy, dont il eut quatre enfants Frédéric, Louis-Ferdinand, Lydie et Anne-ClaudeAvoie.

Frédéric prit le titre de marquis de Guerchy; il fut maréchal des logis impériaux et devint sénateur à la fin du règne de Napoléon Ier. Disgrâcie et traqué par la Restauration pour son attachement aux Bonaparte, il se vit dans la nécessité de vendre son château de Guerchy, qu'il avait commencé à démolir en 1825, ainsi que les magnifiques propriétés que lui avaient laissées ses ancêtres. Il mourut sans alliance, à Paris, en 1832.

Son frère, Louis-Ferdinand, comte de Guerchy, s'occupa d'architecture et devint un des meilleurs architectes de son époque. Il se voua spécialement à la construction des théâtres. Il restaura la salle du Vaudeville, rue de Chartres, construisit le théâtre du Gymnase dramatique, et éleva, en collaboration avec Huré, celui de l'OpéraComique. Il quitta ensuite l'architecture, qui était loin de l'avoir enrichi, et ertra à l'administration du Vaudeville, dont il devint le directeur. Mais cette nouvelle carrière ne lui fut guère plus lucrative, et il mourut à l'Hôtel des Invalides en 1852. Il était né en 1780. Avec le comte de Guerchy, décédé sans postérité, s'éteignit la descendance masculine du bailli d'Auxerre, Jehan Régnier, qui avait acheté la seigneurie de Guerchy en 1440.

Lydie de Guerchy, troisième enfant du marquis AnneLouis de Régnier, épousa Etienne de Chabenat, comte de Bonneuil, et mourut en 1835. Sa sœur, Anne-Claude

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