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l'armée, car outre sa vaisselle d'argent il conduisait avec lui, parait-il, un pâtissier qui jouissait parmi les officiers de la plus grande réputation pour les petits pâtés tout chauds.

A la défaite de Warbourg sur le Diémel, le 34 juillet suivant, le comte de Guerchy soutint longtemps, à la tête du régiment du roi, l'effort des Hanovriens de Brunswick. Le comte de Montbarcy, lieutenant-colonel de son régiment, fut blessé d'un coup de canon et de deux coups de fusil. Un grand nombre d'officiers français furent tués ou blessés dans cette bataille.

Il se fit également remarquer par son intrépidité à la bataille de Corbach, livrée le 1er juillet 1760, par le maréchal de Broglie, qui avait remplacé Contades, aux Hanovriens, et contribua beaucoup à assurer la victoire à l'armée française. Placé auprès de la porte de ce bourg, il s'élance à la tête des régiments du roi, Navarre et Diesbach, pour charger un corps ennemi retranché dans un bois; il le met en désordre et le force à chercher un refuge derrière sa cavalerie. Il prend aussi part à la deuxième charge qui détermine la retraite de Brunswick. Quelques jours plus tard, il contribua puissamment à forcer ce prince dans son camp de Sachsenhausen.

Le comte de Guerchy commanda ensuite une division du corps d'armée qui, sous les ordres du lieutenant-général de Castries, fut chargé par le maréchal de Broglie d'aller secourir Wesel, assiégé par le prince de Brunswick. Le marquis de Castries s'empara de Rhinberg l'épée à la main et après avoir réussi à secourir Wesel, il établit son camp derrière le canal de Rhinberg, auprès du village de Clostercamp, à six kilomètres de Dusseldord. Brunswick vint l'attaquer dans cette position dans la nuit du 15 au 16 octobre 1760. Le comte de Guerchy, qui formait, avec sa division, la gauche de la ligne de bataille et faisait face au canal, fut attaqué un peu avant le jour par une division de grenadiers anglais. On connaît la conduite héroïque du chevalier d'Assas, qui tombé dans une embuscade, et sommé de se taire, la baïonnette sur la poitrine, s'écria de toutes ses forces: << A moi, Auvergne, voilà les ennemis, » et fut aussitôt percé de mille coups. D'Assas était capitaine au régiment

d'Auvergne. qui sous les ordres de Rochambeau, faisait partie de la division du comte de Guerchy, et s'était si brillament conduit au désastre de Minden. Le lieutenant-général répondit par un feu très vif à la fusillade des assaillants et les mit en pleine déroute après avoir exécuté une irrésistible charge à la baïonnette. Le reste de l'armée ayant soutenu l'attaque avec le même succès, l'ennemi plia bientôt de tous côtés. Cette victoire mémorable, achetée par des pertes énormes, eut pour résultat de faire lever le siège de Wesel et d'assurer pour l'hiver la possession paisible de la Hesse aux Français.

Le comte de Guerchy fit la campagne de 1761 avec le maréchal de Broglie. Il prit part aux divers engagements aussi insignifiants que nuls qui signalèrent cette déplorable campagne. Le maréchal de Broglie ayant opéré sa jonction avec le prince de Soubise, qui était à la tête d'une armée de cent dix mille hommes, attaqua le 13 juillet le prince de Brunswick à Wittingshausen, et fut complètement battu pendant que l'armée de Soubise restait inactive. Guerchy fit des prodiges de valeur dans cette bataille. Il y commandait les régiments du roi et Dauphin. Il partit à leur tête au secours de la brigade de Deux-Ponts, qui venait de s'emparer du village, mais qui était vivement attaquée par lord Granley. Les deux brigades y firent une résistance désespérée, mais inutile; il leur fallut enfin se retirer lorsque le maréchal fit sonner la retraite. Le maréchal de Broglie accusa Soubise de ne l'avoir pas secouru; ce dernier, de son côté, accusa son collègue de ne l'avoir point averti de son mouvement. C'est à la rivalité des deux maréchaux que fut due la défaite de Wittinsghausen, défaite qui amena l'exil du duc de Broglie en 1762. Après cette malheureuse journée, le maréchal se replia sur le Weser, dont il exécuta lepassage auprès d'Hoxter, le 10 août. Le comte de Guerchy fut chargé, à la tête de toutes les brigades d'infanterie de la rive du Weser, de protéger ce passage, et de maintenir l'ennemi, qui du haut des montagnes qui dominent Hoxter, envoyait des obus et des boulets jusque sur les bords de la rivière. L'armée effectua le passage sans encombrement, grâce aux vigoureuses démonstrations faites par le comte de Guerchy. Après s'être vaillamment

conduit aux combats d'Hoecht, de Neuhaus, d'Ultrop et d'Eimbeck (novembre 1764), il revint en France à la fin de cette même année. En 1762, il se distingua à Melsüngen, auprès de Bourbonnais, en se maintenant avec son régiment pendant six semaines dans ce mauvais poste, contre toutes les tentatives de l'ennemi pour le déloger.

A la fin de la campagne, il se rapprocha de la frontière, et la paix ayant été enfin signée au mois de novembre entre la France, l'Angleterre et l'Espagne, il se dirigea avec le régiment du roi sur Besançon, où il arriva en mars 1763. Le comte de Guerchy ne devait point rester longtemps en garnison à Besançon; l'estime qu'on avait pour lui à la cour, l'amitié dont l'honoraient les membres du cabinet de Versailles, et l'affection particulière de son ami d'enfance, le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères. lui valurent bientôt l'honneur d'être appelé à occuper un poste diplomatique considérable. Le duc de Nivernais, ambassadeur de France auprès de la GrandeBretagne, ayant sollicité son rappel dès la fin de l'année 1762, le comte de Guerchy fut désigné pour le remplacer.

XIV.

Avant d'aller plus loin, il nous paraît utile de donner quelques détails biographiques sur un personnage à la jalousie et à la haine duquel le nouvel ambassadeur se trouva en butte avant même son arrivée à Londres. Ce triste personnage, dont le nom a acquis une célébrité très peu enviable, est, on l'a deviné, le fameux chevalier d'Éon de Beaumont.

D'Éon, né à Tonnerre, le 5 octobre 1728, commença sa carrière, aprés avoir terminé ses études, par le journalisme; il fut, pendant plusieurs années, le collaborateur de Fréron dans l'Année littéraire, recueil périodique dans lequel Voltaire, les encyclopédistes et les philosophes du xvIIe siècle étaient régulièrement conspués et vilipendés. En 1755, le chevalier Douglas ayant été chargé, par le gouvernement d'une mission secrète auprès de l'impératrice de Russie, qu'il s'agissait de circonvenir en faveur du prince de Conti, qui voulait être duc de Courlande et aussi roi de Pologne, d'Éon l'ac

compagna en qualité de sécrétaire. Pour éviter des soupçons, d'Eon eut, selon ses biographes, la singulière idée de prendre des habits de femme, et sous ce déguisement il parvint à s'immiscer tellement dans les bonnes grâces d'Elisabeth, qu'il l'amena aux vues secrètes du gouvernement français, et qu'il en fut comblé de diamants et de bijoux précieux (1). Il était loin d'être dans les mêmes termes avec le chevalier Bestuchef, qui, lorsque d'Éon fut nommé, en 1757, secrétaire de l'ambassade de Russie, le représentait au marquis de l'Hôpital, toujours selon ses biographes, comme « un sujet dangereux, capable de bouleverser l'empire moscovite. » D'Eon passa cinq ans en Russie, choyé de l'impératice qui, disent ses biographes, voulait se l'attacher; il revint en France en 1760, fit, en qualité de capitaine de dragons, la campagne d'Allemagne de 1761, et fut nommé secrétaire d'ambassade en Angleterre, près le duc de Nivernais, en septembre 1762.

Un tour de passe-passe, par lequel il débuta à Londres, peut donner une idée de la loyauté et de la délicatesse de cet intrigant de bas-étage fourvoyé dans la diplomatie. Laissons un de ses biographes nous raconter lui-même le bon tour joué par d'Eon aux diplomates anglais.

<< La négociation entre les deux cours, dit M. Jacquillat<< Despréaux dans sa notice sur le chevalier d'Éon, publiée << dans l'Annuaire de l'Yonne de 1839, était dans sa crise; « M. Wood, sous-secrétaire d'Etat, était venu pour en « conférer avec le duc de Nivernais. Il eut l'imprudence << d'apporter avec lui l'ultimatum, les dernières instruc

(1) M. le duc de Broglie, dans l'ouvrage qu'il a récemment publié sous ce titre: le Secret du roi, correspondance secrète de Louis XV avec ses agents diplomatiques, (Calmann Lévy). 1879), dit que ce récit piquant, dû à l'imagination fertile de d'Eon, ne repose absolument sur aucun fondement, et qu'on n'en trouve pas la moindre trace dans un document authentique quelconque au, ministère des affaires étrangères. Le fait du déguisement de d'Éon est ainsi de pure invention. L'opinion du duc de Broglie, basée sur la correspondance de d'Éon et de Tercier, secrétaire de Louis XV, est que d'Éon, entré dans la diplomatie par un poste subalterne, n'avait jamais été à Saint-Pétersbourg avant d'y être envoyé comme secrétaire d'ambassade en 1757. Cette fable ne mérite donc aucun crédit.

<<tions et la dépêche que lord d'Egremont l'avait chargé << d'envoyer au duc de Bedfort. D'Éon s'en aperçut, et « jugeant l'importance, pour sa cour, de savoir le conte<< nu de ces pièces, il parvint à s'en emparer. Il en fit « prendre une copie exacte peudant que M. Wood était à << table: elle fut envoyée dès le soir à Versailles par un <<courrier extraordinaire avec des lettres du duc de << Nivernais, au roi et aux ministres, où il rendait compte << de l'adresse de M. d'Éon.

«Le courrier porteur de ces importantes dépêches était «< arrivé à Paris trente-six heures avant celui d'Angle<< terre, et les ministres du roi, préparés sur les difficul<«<tés que le duc de Bedford était chargé d'élever, par<< vinrent facilement à les aplanir. Dès le lendemain <«<les préliminaires étaient signés. » Afin de s'assurer contre toute surprise, d'Éon avait eu soin. paraît-il, de verser à M. Wood, pendant le dîner, de fortes rasades d'un petit vin de Bourgogne assez capiteux qui croissait chez lui aux environs de Tonnerre. M. Jacquillat ajoute que les ministres de France donnèrent hautement à M. d'Éon les plus grands éloges. Sur la proposition du duc de Nivernais, le roi d'Angleterre le désigna en 1763 pour porter à la cour de France et au duc de Bedford les ratifications du traité définitif de paix. d'Éon dut, paraît-il, cette distinction, qui était une dérogation aux usages diplomatiques, aux soins qu'il avait pris de se concilier l'amitié des principaux personnages d'Angleterre. Pour le récompenser sans doute d'un service aussi signalé, et de ses procédés d'une loyauté au moins douteuse, la cour lui accorda une gratification de six mille livres (1) et la croix de Saint-Louis.

Avant son départ pour l'Angleterre, d'Éon fut enrôlé dans la diplomatie secrète de Louis XV, dont le comte de Broglie était le chef. Le comte de Broglie, quelques semaines seulement après la conclusion de la paix, avait conçu et proposé au roi, qui y avait acquiescé, le plan d'une invasion en Angleterre, D'Eon fut chargé de contri

(1) Cette somme fut bien loin de satisfaire l'appétit de d'Éon, qui, dans sa modestie, estimait lui-même ce service à vingtquatre mille livres. (Comptes du comte de Guerchy.)

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