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sec, auquel j'attribue des figures d'enfants bien dignes du qualorzième siècle1.

CHAPITRE XXIV.

FRÈRE PHILIPPE.

L'autre religieux, bien différent du tranquille Angelico, est le carme Philippe Lippi, si connu par ses aventures. C'était un pauvre orphelin recueilli par charité dans un des couvents de Florence. Il sortait chaque matin pour aller passer les journées entières, depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil, dans la chapelle de Masaccio. Il parut enfin un nouveau Masaccio, surtout dans les tableaux de petite dimension. On disait à Florence que l'âme du grand peintre était passée dans ce jeune moine.

A dix-sept ans, à la naissance des passions, il se trouva dans la main le talent d'exécuter en peinture toutes les idées qu'il voulait exprimer. Ainsi la force des passions put être employée à créer, et non à étudier; il jeta le froc. Un jour, comme il se promenait en barque, avec quelques amis, sur la côte de l'Adriatique, près d'Ancône, il fut enlevé par des corsaires. Depuis dixhuit mois il languissait à la chaîne, lorsqu'il s'avisa de faire le portrait de son maître, avec un morceau de charbon, sur une muraille nouvellement blanchie. Ce portrait parut un miracle, et le Barbaresque charmé le renvoya à Naples. On croirait que c'est là la fin de ses aventures; ce n'est que le commencement.

Il était sujet à prendre des passions violentes pour les femmes aimables que le hasard lui faisait rencontrer. Loin de l'objet aimé, la vie n'avait plus de prix à ses yeux; il se précipitait dans les événements; et, au milieu des mœurs terribles du quinzième

1 Ce Campo-Santo est le grand magasin des érudits de la peinture tomme, à Bologne, l'abbaye de Saint-Michel in Bosco. Il nous aurait valu de bien plus belles phrases, si malheureusement il n'avait pas été restauré au dix-huitième siècle, et assez bien. On y trouve les Giotto, Memmi, Stefano Fiorentino, Buffalmacco, Antonio Veneziano, Orcagna Spinello Laurenti.

siècle, on peut juger des aventures romanesques où ce penchant l'entraîna. Le détail en serait trop long. Toutefois, je ne puis omettre ce qui tient à la peinture.

Les gens passionnés ne font pas fortune. Frère Philippe était réduit le plus souvent aux simples séductions de l'homme aimable. Quelquefois il ne pouvait pas même pénétrer jusqu'aux femmes célèbres qu'il s'avisait d'aimer. Sa ressource alors était de faire leur portrait. Il passait les jours et les nuits devant son ouvrage, et, faisant la conversation avec le portrait, il cherchait quelque soulagement à sa peine.

La violence de sa mélancolie, lorsqu'il était amoureux, lui ôtait jusqu'au pouvoir de travailler. Côme de Médicis, qui lui faisait peindre une salle de son palais, le voyant sortir à chaque instant pour aller passer dans une certaine rue, prit le parti de

l'enfermer; il sauta par la fenêtre.

Un jour qu'il travaillait, à Prato, chez des religieuses, au tableau du maître-autel de leur église, il aperçut à travers la grille Lucrezia Buti, belle pensionnaire du couvent. Il redoubla de zèle, et sut si bien tromper les pauvres sœurs, que, sous prétexte de prendre des idées pour la tête de la Madone, on lui permit de faire le portrait de Lucrèce. Mais la curiosité, ou leur devoir, en retenait toujours quelqu'une auprès du peintre. Cette gêne cruelle redoublait ses transports. C'était en vain que chaque jour il trouvait quelque nouvelle raison pour revoir son travail; il ne pouvait parler ses yeux surent enfin se faire entendre. Il était joli garçon, on le regardait comme un grand homme, sa passion était véritable; il fut aimé, et enleva sa maîtresse. En sa qualité de moine, il ne pouvait l'épouser. Le père, riche marchand, voulut user de ce prétexte pour ravoir sa fille : elle déclara qu'elle passerait sa vie avec le peintre. Dans ce siècle amoureux des beaux-arts, son talent lui fit pardonner ses aventures; car ce n'est pas avec un cœur passionné que l'on est fidèle.

De retour de Naples et de Padone, il finissait ses immenses travaux à la cathédrale de Spolette (1469) lorsque les parents d'une grande dame qu'il aimait, et qui le payait d'un trop tendre retour, lui firent donner du poison. Il avait cinquante-sept ans. En mourant, il recommanda à Fra Diamante, son élève

chéri, Filipino, son fils, qu'il avait eu de Lucrèce, et qui, âgé seulement de dix ans, commençait à peindre à côté de son père.

Laurent le Magnifique demanda ses cendres aux habitants de Spolette; mais ils représentèrent que Florence avait assez de grands hommes pour orner ses églises, et qu'ils voulaient garder Fra Filippo. Laurent lui fit élever un superbe tombeau, dont Ange Politien fit l'épitaphe.

Lorsque Fra Filippo était heureux, c'était l'homme le plus spirituel de son siècle. Qu'il en ait été l'un des plus grands peintres, c'est ce que prouve l'empressement des curieux qui vont déterrer dans les églises de Florence ses madones environnées de chœurs d'anges; ils y trouvent une rare élégance de formes, de la grâce dans tous les mouvements, des visages pleins, riants, embellis d'une couleur qui est toute à lui. Pour les draperies, il aima les plis serrés et assez semblables à la façon de nos chemises; il eut des teintes brillantes, modérées cependant, et comme voilées d'un ton violet qu'on ne rencontre guère ailleurs; son talent brilla plus encore dans le sublime.

Travaillant à Pieve di Prato, il osa suivre le vieil exemple de Cimabue, et introduire dans ses fresques des proportions plus grandes que nature. Ses figures colossales de Saint-Étienne et de Saint-Jean sont des chefs-d'œuvre pour ce siècle encore si mesquin et si froid. Aujourd'hui que nous jouissons de la perfection de l'art, notre œil dédaigneux n'admet presque pas de différence de Cimabue à Fra Filippo. Il oublie facilement qu'un siècle et demi de tentatives et de succès sépare ces grands artistes.

Vers ce temps-là, le célèbre statuaire Verocchio, peignant à Saint-Salvi un Baptême de Jésus, un de ses élèves, à peine sorti de l'enfance, y fit un ange dont la beauté surpassait de bien loin toutes les figures du maître. Verocchio indigné jura de ne plus toucher les pinceaux; mais aussi cet élève était Léonard de Vinci 1.

1 Emporté par le voisinage des grands hommes, qui aurait le courage de s'arrêter à la médiocrité, et à une médiocrité surpassée de si loin par

CHAPITRE XXV.

L'HUILE REMPLACE LA PEINTURE EN DÉTREMPE.

André del Castagno, nom infâme dans l'histoire, fut aussi un des bons imitateurs de Masaccio (1456). Il sut poser ses figures avec justesse, leur donner du relief, les revêtir de draperies assez nobles; mais la grâce naïve de son modèle et le brillant de ses couleurs furent à jamais au-dessus de son talent.

Vers l'an 1410, Jean Van Eyck, plus connu sous le nom de Jean de Bruges 1, avait trouvé l'art de peindre à l'huile, et, à l'époque où vécut Castagno, non-seulement le bruit de cette découverte, mais encore quelques essais de peinture à l'huile, commençaient à se répandre en Italie. Les peintres admiraient 'éclat que cette méthode inconnue donnait aux couleurs, la facilité de les fondre, l'avantage d'atteindre aux nuances les plus fines, l'harmonie suave que l'on pouvait mettre dans les tableaux. Un Antonello de Messine, qui avait étudié à Rome, se dévoua, et partit pour la Flandre dans le dessein d'en rapporter ce grand secret. Il l'obtint, dit-on, de l'inventeur lui-même. De retour à Venise, il le communiqua à un peintre son ami, nommé Dominique.

En 1454, ce Dominique, grâce à son secret, était fort recherché à Venise. Il travailla beaucoup dans les États du pape, et enfin à Florence, où son mauvais génie le fit venir; il y excita l'admiration générale et la haine de Castagno, qui y brillait avant lui. André employa toutes les caresses possibles pour ga

la nôtre? Pesello et Pesellino imitèrent assez bien Fra Filippo. J'aime le premier, parce qu'il nous a conservé les traits d'Acciajuoli, le modèle des ministres secrétaires d'État. Berto alla peindre en Hongrie; Baldovinetti, artiste minutieux, fut le maître de Ghirlandajo. Voir un tableau de Verocchio, à la galerie Manfrin, à Venise.

1 Jean Van Eyck, né en 1366, mort en 1441. L'ancien Musée Napoléon avait de i quelques tableaux brillants de couleurs très-vives, no 299 à 304.

gner l'amitié de Dominique, obtint son secret, et le fit poignarder. Le malheureux Dominique, en expirant, recommandait de le porter chez son ami Castagno, que les soupçons n'atteignirent jamais, et dont le crime serait encore inconnu si, arrivé au lit de la mort, il ne l'eût avoué 1. La correction parfaite de son dessin, ses connaissances en perspective, la vivacité d'action qu'il donne à ses personnages, l'ont placé parmi les bons peintres de cette époque. L'art des raccourcis lui doit quelques progrès.

CHAPITRE XXVI.

INVENTION DE LA PEINTURE A L'HUILE.

Théophile, moine du onzième siècle, a fait un livre intitulé : De omni scientia artis pingendi. Aux chapitres XVIII et XXII 2, il enseigne l'art de faire de l'huile de lin, d'étendre les couleurs avec cette huile, et de faire sécher les tableaux au soleil. Les Allemands ont fait grand bruit de ce bouquin, et ont prétendu que dès le onzième siècle on peignait à l'huile.

Oui, comme on peint les portes cochères, et non comme on peint les tableaux.

D'après Théophile, on ne peut appliquer une couleur qu'au

1 Il ignorait peut-être qu'Antonello avait aussi donné son secret à Pino de Messine, et qu'un élève de Van Eyck, Roger de Bruges, était venu travailler à Venise."

2 « Accipe semen lini, et exsicca illud in sartagine super ignem sine aqua, etc. Après l'avoir rôti, il faut le mettre en poudre; on l'étend d'eau, on le remet sur le feu dans une poêle. Quand le mélange est trèschaud, on le met dans un linge, et le pressoir en extrait l'huile de lin.

« Cum hoc oleo tere minium sive cenobrium super lapidem sine aqua, et cum pincello linies super ostia vel tabulas quas rubricare volueris, et ad solem siccabis; deinde iterum linies, et siccabis. »

Au chapitre XXII: « Accipe colores quos imponere volueris, terens eos diligenter oleo lini sine aqua, et fac mixturas vultuum ac vestimentorum sicut superius aqua feceras, et bestias sive aves aut folia variabis suis coloribus prout libuerit. >

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