Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XIX.

PAOLO UCCELLO ET LA PERSPECTIVE.

Au milieu de cet enthousiasme pour les statues et les formes palpables, la peinture fut un peu négligée. Sortie de l'enfance par Giotto et ses élèves, elle attendait encore la perspective et le clair-obscur.

Les figures de ce temps-là ne sont pas dans le même plan que que le sol qui les porte; les édifices n'ont pas de vrai point de vue. De toutes les parties sublimes, l'art de présenter les corps en raccourci avait seul fait quelques pas. Stefano Fiorentino vit ces difficultés plutôt qu'il ne les surmonta. Tandis que le commun des peintres cherchait à les éviter, ou à les résoudre par des à peu près, Pierre della Francesca et Brunelleschi eurent l'idée de faire servir la géométrie au perfectionnement de l'art (1420). Encouragés par les livres grecs, ils trouvèrent le moyen, en représentant de grands édifices, de tracer sur la toile la manière exacte dont ils paraissent à l'œil.

Ce Brunelleschi imita l'architecture ancienne avec génie. Sa coupole de Santa-Maria del Fiore surpasse celle de Saint-Pierre, sa copie, du moins en solidité. Une preuve de la supériorité de ce grand homme, c'est la défaveur de ses contemporains, qui le crurent fou, éloge le plus flatteur que puisse conférer le vulgaire, puisqu'il est un inattaquable certificat de dissemblance. Comme les magistrats de Florence délibéraient avec la troupe des architectes sur la manière de construire la coupole, ils allèrent jusqu'à faire porter Brunelleschi hors de la salle par leurs huissiers. Aussi avait-il tous les talents, depuis la poésie jusqu'à l'art de faire des montres; et un tel homme est fou de droit aux yeux de tous les échevins du monde, même à Florence au quinzième siècle. Jusqu'à lui, l'architecture, ne sachant pas être élégante, cherchait à étonner par la grandeur des masses.

Paolo Uccello, aidé du mathématicien Manetti, se consacra aussi à la perspective, et pour elle négligea toutes les autres

parties de la peinture. Celle-ci, qui est cependant une des moins séduisantes, faisait son bonheur. On le trouvait seul, les bras croisés devant ses plans géométriques, se disant à lui-même : « La perspective est pourtant une chose charmante. » C'est ce dont il est permis de douter; mais ce qui est certain, c'est que chaque nouvel essai de Paolo fit faire un pas à l'art qu'il adorait. Soit qu'il représentât de vastes bâtiments et de longues colonnades dans le champ étroit d'un petit tableau, soit qu'il entreprît de faire voir la figure humaine sous des raccourcis inconnus aux élèves de Giotto, chacun de ses ouvrages fit l'étonnement de ses contemporains. Les curieux trouveront dans le cloître de Santa-Maria-Novella deux fresques de Paolo, représentant Adam au milieu d'un paysage fort bien fait, et l'arche de Noë voguant sur les eaux.

Cette figure colossale d'un des géneraux de Florence, peinte en terre verte à la cathédrale, est encore de lui. Ce fut peutêtre la première fois que la peinture osa beaucoup, et ne sembla pas téméraire. Il paraît qu'il eut une fort grande réputation dans le genre colossal. Il fut appelé à Padoue pour y peindre des géants. Mais ses géants ont péri, et presque tous les tableaux qui nous restent de Paolo Uccello ont été découpés sur des meubles. Il dut son nom d'Uccello à l'amour extrême qu'il avait pour les oiseaux ; il en était entouré dans sa maison, et en mettait partout dans ses tableaux. Il ne mourut qu'en 1472.

De son côté, Masolino di Panicale s'adonnait au clair-obscur, et, par l'habitude de modeler en terre les formes du corps humain, apprenait à leur conserver du relief. Ce précepte lui venait de Ghiberti, sculpteur célèbre, qui passait alors pour être sans rival dans le dessin, dans la composition, et dans l'art de donner une âme aux figures. Le coloris, qui seul manquait à Ghiberti pour être un grand peintre, Masolino se le fit enseigner par Starnina, renommé comme le meilleur coloriste du siècle. Ayant ainsi réuni ce qu'il y avait de mieux dans deux écoles. différentes, il créa une nouvelle manière d'imiter la nature.

Ce style est toujours sec, l'on trouve encore mille choses à reprendre; mais il y a du grandiose; le peintre commence à négliger les petits détails insignifiants où se perdaient ses pré

décesseurs. Des nuances plus douces unissent les couleurs opposées. La chapelle de Saint-Pierre al Carmine fait la gloire de Masolino (1415). Il y peignit les évangélistes, et plusieurs traits de la vie de saint Pierre, la Vocation à l'apostolat, la Tempête, le Reniement.

Quelques années après sa mort, d'autres scènes de la vie du saint, telles que le Tribut payé à César, et la Guérison des malades, furent ajoutées par son élève Maso di San-Giovani, jeune homme qui, tout absorbé dans les pensées de l'art, et plein de négligence pour les intérêts communs de la vie, fut surnommé Masaccio par les habitants de Florence.

CHAPITRE XX.

MASACCIO.

Pour celui-ci, c'est un homme de génie, et qui a fait époque dans l'histoire de l'art. Il s'était formé d'abord sur les ouvrages des sculpteurs Ghiberti et Donatello. Brunelleschi lui avait montré la perspective. Il vit Rome, et sans doute y étudia l'antique.

Masaccio ouvrit à la peinture une route nouvelle. On n'a qu'à voir les belles fresques de l'église del Carmine, qui heureusement ont échappé à l'incendie de 1771.

Les raccourcis sont admirables. La pose des figures offre une variété et une perfection inconnues à Paolo Uccello lui-même. Les parties nues sont traitées d'une manière naïve, et toutefois avec un art infini. Enfin la plus grande de toutes les louanges, et que pourtant l'on peut donner à Masaccio avec vérité, c'est que ses têtes ont quelque chose de celles de Raphaël. Ainsi que le peintre d'Urbin, il marque d'une expression différente chacun des personnages qu'il introduit. Cette figure du Baptême de saint Pierre, louée si souvent (c'est un homme qui vient de quitter ses habits et qui tremble de froid), a été sans rivale jusqu'au siècle de Raphaël, c'est-à-dire que Léonard de Vinci, le Frate et André del Sarto, ne l'ont point égalée1.

↑ Ces fresques ont été gravées par Carlo Lasinio.

Nous voici à la naissance de l'expression.

Tous les hommes spirituels ou sots, flegmatiques ou passionnés, conviennent que l'homme n'est rien que par la pensée et par le cœur. Il faut des os, il faut du sang à la machine humaine pour qu'elle marche. Mais à peine prêtons-nous quelque attention à ces conditions de la vie pour voler à son grand but, à son dernier résultat: penser et sentir.

C'est l'histoire du dessin, du coloris, du clair-obscur, et de toutes les diverses parties de la peinture comparées à l'expression.

L'expression est tout l'art.

Un tableau sans expression n'est qu'une image pour amuser les yeux un instant. Les peintres doivent sans doute posséder le coloris, le dessin, la perspective, etc.; sans cela l'on n'est pas peintre. Mais s'arrêter dans une de ces perfections subalternes, c'est prendre misérablement le moyen pour le but, c'est manquer sa carrière. Que sert à Santo di Tito d'avoir été ce grand dessinateur si renommé dans Florence? Hogarth vivra plus que lui. Les simples coloristes, remplissant mieux la condition du tableau-image, sont plus estimés. A égale inanité d'expression, une cène de Bonifazio se paye dix fois plus qu'une descente de croix de Salviati1.

Par l'expression, la peinture se lie à ce qu'il y a de plus grand dans le cœur des grands hommes. Napoléon touchant les pestiférés à Jaffa".

Par le dessin, elle s'acquiert l'admiration des pédants.

Par le coloris, elle se fait acheter des gros marchands Anglais. Au reste, il ne faut pas accuser légèrement les grands peintres de froideur. J'ai vu en ma vie cinq ou six grandes actions, et j'ai été frappé de l'air simple des héros.

1 Bonifazio, de l'école de Venise, mort en 1553, à 62 ans; Salviati de Florence, de 1510 à 1563; Hogarth, mort en 1761.

2 On me dira qu'à propos des arts je parle de choses qui leur sont étrangères; je réponds que je donne la copie de mes idées, et que j'ai vécu de mon temps. Je cite ceci comme tableau, sans affirmer qu'ensuite il ne les ait pas fait empoisonner.

Masaccio bannit des draperies tous les petits détails minutieux. Chez lui, elles présentent des plis naturels et en petit nombre. Son coloris est vrai, bien varié, tendre, d'une harmonie étonnante; c'est-à-dire que les figures ont un relief admirable. Ce grand artiste ne put terminer la chapelle del Carmine; il mourut en 1443, probablement par le poison. Il n'avait que quarante-deux ans. C'est une des plus grandes pertes que les arts aient jamais faites.

L'église del Carmine, où il repose, devint après sa mort l'école des plus grands peintres qu'ait produits la Toscane. Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Frate, André del Sarto, Luca Signorelli, le Pérugin et Raphaël lui-même vinrent y étudier avec respect1.

CHAPITRE XXI.

SUITE DE MASACCIO.

Les yeux accoutumés aux chefs-d'œuvre de l'âge suivant peuvent avoir quelque peine à démêler Masacció. Je l'aime trop pour en juger. Je croirais cependant que c'est le premier peintre qui passe du mérite historique au mérite réel.

Masaccio étant mort jeune, et ayant toujours aspiré à la perfection, ses tableaux sont fort rares. J'ai vu de lui, au palais

1 On lui fit cette épitaphe:

Se alcun cercasse il marmo o il nome mio,

La Chiesa è il marmo, una capella è il nome :

Morii, chè natura ebbe invidia, come

L'arte del mio pennel, uopo e desio.

D'où l'on a tiré,

Si monumentum quæris, circumspice.

Epitaphe du célèbre architecte Wren, dans Saint-Paul de Londres, et peut-être le charmant distique:

Ille hic est Raphael, timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens, et moriente mori.

« PreviousContinue »