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CHAPITRE CLXXXII.

L'ESPRIT, INVENTION DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

L'esprit n'a guère paru dans le monde que du temps de Louis XIV et de Louis XV. Ailleurs on n'a pas eu la moindre idée de cet art de faire naître le rire de l'âme, et de donner des jouissances délicieuses par des mots imprévus.

Au quinzième siècle, l'Italie ne s'était pas élevée au-dessus de ces pesantes vérités que personne n'exprime parce que tout le monde les sait. Aujourd'hui même les écrivains sont bien heureux dans ce pays, il est impossible d'y être lourd.

L'esprit du temps de Michel-Ange consistait dans quelque allusion classique, ou dans quelque impertinence grossière 1. Ce n'est donc pas comme agréables que je vais transcrire quelques mots de l'homme de son temps, qui passa pour le plus spirituel et le plus mordant de nos jours ces mots ne vaudraient pas la peine d'être dits.

Un prêtre lui reprochant de ne s'être pas marié, il répondit comme Épaminondas. Il ajouta : « La peinture est jalouse et veut

un homme tout entier. >>

Un sculpteur qui avait copié une statue antique se vantait de l'avoir surpassée. << Tout homme qui en suit un autre ne peut passer devant. » C'était son ennemi, l'envieux Bandinelli de Florence, qui croyait faire oublier le Laocoon par la copie qui est à la galerie de Florence 2.

nit plus de trente mille, Les meilleurs de Michel-Ange sont ceux qui ont été gravés par Morghen et Longhi, quoique, comme tous les graveurs actuels, ils aient prétendu embellir leur modèle, c'est-à-dire imiter l'expression des vertus dont l'antique est la saillie, et qui souvent sent opposées au caractère de l'homme. (Rome, 23 janvier 1816. W. E.)

1 Ses reparties à Bologne.

2 Titien, pour se moquer aussi de la vanité insupportable de Bandinelli, fit faire une excellente estampe en bois représentant trois singes, un grand et deux petits, dans la position de Laocoon et de ses fils. Ce

Sébastien del Piombo, le quittant pour aller peindre une figure de moine dans la chapelle de San-Pietro in Montorio : « Vous gâterez votre ouvrage. Comment? Les moines ont bien gâté le monde qui est si grand, et vous ne voulez pas qu'ils gåtent une petite chapelle? »

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Passant à Modène, il trouva certaines statues de terre cuite, peintes en couleur de marbre, parce que le sculpteur ne savait pas le travailler : « Si cette terre se changeait en marbre, malheur aux statues antiques! » Le sculpteur était Antoine Begarelli, l'ami du Corrége.

Un de ses sculpteurs mourut. On déplorait cette mort prématurée « Si la vie nous plaît, dit-il, la mort, qui est du même maître, devrait aussi nous plaire. »

Vasari lui montrant un de ses tableaux : « J'y ai mis peu de temps. Cela se voit. >>

Un prêtre, son ami, se présenta à lui en habit cavalier, il feignit de ne pas le reconnaître. Le prêtre se nomma : « Je vois que vous êtes bien aux yeux du monde; si le dedans ressemble au dehors, tant mieux pour votre âme. »

On lui vantait l'amour de Jules III pour les arts : « Il est vrai, dit-il, mais cet amour ne ressemble pas mal à une girouette. »

Un jeune homme avait fait un tableau assez agréable, en prenant à tous les peintres connus une attitude ou une tête; il était tout fier et montrait son ouvrage à Michel-Ange : « Cela est fort bien, mais que deviendra votre tableau au jour du jugement, quand chacun reprendra les membres qui lui appartiennent. >>

Un soir, Vasari, envoyé par le pape Jules III, alla chez lui, la nuit déjà avancée; il le trouva qui travaillait à la Pietà, qu'il rompit ensuite; voyant les yeux de Vasari fixés sur une jambe du Christ qu'il achevait, il prit la lanterne comme pour l'éclairer, et la laissa tomber : « Je suis si vieux, dit-il, que souvent la mort me tire par l'habit pour que je l'accompagne. Je tomberai tout à coup comme cette lanterne, et ainsi passera la lumière de la vie. »

groupe, tel qu'il existe à la galerie de Florence, a été endommagé par un incendie.

Michel-Ange n'était jamais plus content que lorsqu'il voyait arriver dans son atelier à Florence, Menighella, peintre ridicule de la Valdarno. Celui-ci venait ordinairement le prier de lui dessiner un suint Roch ou un saint Antoine, que quelque paysan lui avait commandé; Michel-Ange, qui refusait les princes, laissait tout pour satisfaire Menighella, lequel se mettait à côté de lui et lui faisait part de ses idées pour chaque trait. Il donna à Menighella un crucifix qui fit sa fortune par les copies en plâtre qu'il vendait aux paysans de l'Apennin. Topolino le sculpteur, qu'il tenait à Carrare pour lui envoyer des marbres, ne lui en expédiait jamais sans y joindre deux ou trois petites figures ébauchées, qui faisaient le bonheur de Michel-Ange et de ses amis. Un soir qu'ils riaient aux dépens de Topolino, ils jouèrent un souper à qui composerait la figure la plus contraire à toutes les règles du dessin. La figure de Michel-Ange, qui gagna, servit longtemps de terme de comparaison dans l'école pour les ouvrages ridicules.

Un jour, au tombeau de Jules II, il s'approche d'un de ses tailleurs de pierre, qui achevait d'équarrir un bloc de marbre; il lui dit d'un air grave que depuis longtemps il remarquait son talent, qu'il ne se croyait peut-être qu'un simple tailleur de pierre, mais qu'il était statuaire tout comme lui, qu'il ne lui manquait tout au plus que quelques conseils. Là-dessus MichelAnge lui dit de couper tel morceau dans le marbre, jusqu'à telle profondeur, d'arrondir tel angle, de polir cette partie, etc. De dessus son échafaud il continua toute la journée à crier ses conseils au maçon, qui, le soir, se trouva avoir terminé une trèsbelle ébauche, et vint se jeter à ses pieds en s'écriant : « Grand Dieu ! quelle obligation ne vous ai-je pas; vous avez développé mon talent, et me voilà sculpteur. »

Il fut véritablement modeste. On a une lettre dans laquelle il remercie un peintre espagnol d'une critique faite sur le Jugement dernier1.

Son historien remarque qu'il reçut des messages flatteurs de plus de douze têtes couronnées. Lorsqu'il alla saluer Charles

Recueil des Lettres de Pino dà Cagli, Venezia, 1574.

Quint, ce prince se leva sur-le-champ, lui répétant son compliment banal : « Qu'il y avait au monde plus d'un empereur, mais qu'il n'y avait pas un second Michel-Ange. »

Notre François Ier voulut l'avoir en France, et, quoique ses instances fussent inutiles, pensant que quelque changement de pape pourrait le lui envoyer, il lui ouvrit à Rome un crédit de quinze mille francs pour les frais du voyage. Michel-Ange eût peut-être fait la révolution que ne purent amener André del Sarto, le Primatice, le Rosso et Benvenuto Cellini.

Tous quittèrent la France sans avoir pu y allumer le feu sacré. Nos ancêtres étaient trop enfoncés dans la grossière féodalité pour goûter les charmantes têtes d'André del Sarto; MichelAnge leur eût donné ce sentiment de la terreur doublement vil comme égoïste et comme lâche. Il eût pu avoir un succès populaire. Une statue colossale d'Hercule en marbre bien blanc, placée à la barrière des Sergents, fait plus pour le goût du public que les quinze cents tableaux du Musée.

Jamais homme ne connut comme Michel-Ange les attitudes sans nombre où peut passer le corps de l'homme. Il voulut écrire ses observations; mais, dupe du mauvais goût de son siècle. il craignit de ne pouvoir pas assez orner cette matière. Son élève Condivi se mêlait de littérature. Il lui expliqua toute sa théorie sur le corps d'un jeune Maure parfaitement beau, dont on lui fit présent à Rome pour cet objet; mais le livre n'a jamais paru.

CHAPITRE CLXXXIII.

HONNEURS RENDUS A LA CENDRE DE MICHEL-ANGE

Ses restes furent déposés solennellement dans l'église des Apôtres. Le pape annonçait le projet de lui élever un tombeau dans Saint-Pierre, où les souverains seuls sont admis. Mais Côme de Médici, qui voulait distraire de la tyrannie par le culte de la gloire, fit secrètement enlever les cendres du grand homme. Ce dépôt révéré arriva à Florence dans la soirée. En un instant les

fenêtres et les rues furent pleines de curieux et de lumières confuses.

L'église de Saint-Laurent, réservée aux obsèques des seuls souverains, fut disposée magnifiquement pour celles de MichelAnge. La pompe de cette cérémonie fit tant de bruit en Italie, que, pour contenter les étrangers qui, après qu'elle avait eu lieu, accouraient encore de toutes parts, on laissa l'église tendue pendant plusieurs semaines.

Cellini, Vasari, Bronzino, l'Ammanato, s'étaient surpassés pour honorer l'homme qu'ils regardaient, depuis tant d'années, comme le plus grand artiste qui eût jamais existé.

Les principaux événements de sa vie furent reproduits par des bas-reliefs ou des tableaux1. Entouré de ces représentations vivantes, Varchi prononça l'oraison funèbre. C'est une histoire détaillée, arrangée de façon à ne pas déplaire au despote. Florence est heureuse, dit-il, de montrer dans un de ses enfants ce que la Grèce, patrie de tant de grands artistes, n'a jamais produit un homme également supérieur dans les trois arts du dessin.

Lors de la cérémonie on trouva le corps de Michel-Ange changé en momie par la vieillesse, sans le plus léger signe de décomposition. Cent cinquante ans après, le hasard ayant fait ouvrir son tombeau à Santa-Croce, on trouva encore une momie parfaitement conservée, complétement vêtue à la mode du temps.

CHAPITRE CLXXXIV.

LE GOUT POUR MICHEL-ANGE RENAÎTRA.

Voltaire ni madame du Deffand ne pouvaient sentir MichelAnge. Pour ces âmes-là, son genre était exactement synonyme

1 Suivant moi, rien ne gâte plus la mémoire des grands hommes que les louanges des sots. Les personnes qui sont d'un avis contraire pourront aller voir à Florence une galerie consacrée à la mémoire de MichelAnge. Elles y trouveront chaque trait de sa vie figuré dans un tableau

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