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Milord Sandwick, haussant les épaules, fit impromptu la réponse suivante :

Brutum effecisset sculptor, sed mente recursat

Tanta viri virtus, sistit et obstupuit. >>

Michel-Ange avait copié son Brutus d'une Corniole antique. Il ne ressemble nullement à la physionomie touchante et noble du Brutus que nous avions dans la salle du Laocoon.

Le grand-duc Côme vint à Rome, et combla Buonarotti de marques de distinction. On observa que son fils, D. François de Médicis, ne parlait jamais au grand homme que la barrette à la main.

Ce fut à l'âge de quatre-vingt-huit ans que Michel-Ange fit le dessin de Sainte-Marie des Anges, dans les thermes de Dioclé tien.

La nation florentine, comme on dit à Rome, voulait bâtir une église. Buonarotti fit cinq dessins différents; voyant qu'on choisissait le plus magnifique, il dit à ses compatriotes, que s'ils le conduisaient à fin, ils surpasseraient tout ce qu'avaient laissé les Grecs et les Romains. Ce fut peut-être la première fois de sa vie qu'il lui arriva de se vanter.

Le but d'un temple étant en général la terreur, Michel-Ange se rapproche beaucoup plus du beau parfait en architecture qu'en sculpture. Les temples grecs ont plus de grâce1. Ce qu'il y a de singulier, c'est que lorsqu'il s'agit de bâtir une église à Paris, à Londres ou à Washington, l'on n'ait pas l'idée de choisir dans les dessins de Michel-Ange. Le petit moderne mesquin est toujours préferé, et l'église admirée aujourd'hui est ridicule dans vingt ans. Si Frédéric II, ce prince qui eut le caractère d'achever les édifices qu'il commençait, eût connu Michel-Ange, il n'eût pas rempli Berlin de colifichets. Au reste, on élevait de son temps un arc de triomphe à Florence, au moins aussi ridicule que les deux églises de Berlin 2.

1 Voir le pourquoi dans Montesquieu : Politique des anciens dans la religion.

2 Comparez cela à l'église des Chartreux, à Rome. C'est là que les insensibles doivent courir en arrivant pour sentir l'architecture.

Michel-Ange dirigeait Saint-Pierre depuis dix-sept ans ; mais toujours inexorable pour les gens médiocres et les fripons, il était toujours en butte à leurs intrigues. Il n'eut jamais d'autre soutien à la cour que le pape, quand il se trouvait homme de goût. Une fois, excédé des contrariétés qu'on lui suscitait, il envoya sa démission, et écrivit en homme qui sent sa dignité (1560). On chassa les dénonciateurs qui étaient des sous-architectes de Saint-Pierre, et le dévouement de Michel-Ange pour ce grand édifice qu'il regardait comme un moyen de salut lui fit tout oublier. Il y travaillait encore, lorsque la mort vint terminer sa longue carrière, le 17 février 1563. Il avait quatrevingt-huit ans, onze mois et quinze jours.

CHAPITRE CLXXX.

CARACTÈRE DE MICHIEL-ANGE.

Dans sa jeunesse, l'amour de l'étude le jeta dans une solitude absolue. Il passa pour orgueilleux, pour bizarre, pour fou. Dans tous les temps la société l'ennuya. Il n'eut pas d'amis; pour connaissances quelques gens sérieux : le cardinal Polo, Annibal Caro, etc. Il n'aima qu'une femme, mais d'un amour platonique : la célèbre marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il lui adressa beaucoup de sonnets imités de Pétrarque. Par exemple :

Dimmi di grazia, amor, se gli occhi miei
Veggono il ver della beltà ch' io miro,

O s' io l'ho dentro al cor, che ovunque giro
Veggo più bello il viso di costei.

Elle habitait Viterbe, et venait souvent le voir à Rome.

La mort de la marquise le jeta pour un temps dans un état voisin de la folie. Il se reprochait amèrement de n'avoir pas osé lui baiser le front, la dernière fois qu'il la vit, au lieu de lui baiser la main 1.

Condivi.

22.

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EUVRES DE STENDHAL,

Ce qui prouve bien qu'il idéalisait lui-même la figure humaine, et qu'il ne copiait pas l'idéal des autres, c'est que cet homme, qui a si peu fait pour la beauté agréable, l'aimait pourtant avec passion où qu'il la rencontrât. Un beau cheval, un beau paysage, une belle montagne, une belle forêt, un beau chien le transportaient. On médit de son penchant pour la beauté, comme jadis de l'amour de Socrate.

Il fut libéral; il donna beaucoup de ses ouvrages; il assistait en secret un grand nombre de pauvres, surtout les jeunes gens qui étudiaient les arts. Il donna quelquefois à son neveu trente ou quarante mille francs à la fois.

Il disait : « Quelque riche que j'aie été, j'ai toujours vécu comme pauvre. » Il ne pensa jamais à tout ce qui fait l'essentiel de la vie pour le vulgaire. Il ne fut avare que d'une chose: son attention.

Dans le cours de ses grids travaux, il lui arrivait souvent de se coucher tout habillé pour ne pas perdre de temps à se vêtir. Il dormait peu, et se levait la nuit pour noter ses idées avec le ciseau ou les crayons. Ses repas se composaient alors de quelques morceaux de pain, qu'il prenait dans ses poches le matin, et qu'il mangeait sur son échafaud tout en travaillant. La présence d'un être humain le dérangeait tout à fait. Il avait besoin de se sentir fermé à double tour pour être à son aise, disposition contraire à celle du Guide. S'occuper de choses vulgaires était un supplice pour lui. Énergique dans les grandes qui lui semblaient mériter son attention, dans les petites il lui arriva d'être timide. Par exemple, il ne put jamais prendre sur lui de donner un dîner.

De tant de milliers de figures qu'il avait dessinées, aucune ne sortit de sa mémoire. Il ne traçait jamais un contour, disait-il, sans se rappeler s'il l'avait déjà employé. Ainsi ne se répéta-t-il jamais. Doux et facile à vivre pour tout le reste, dans les arts il était d'une méfiance et d'une exigence incroyables. Il faisait lui-même ses limes, ses ciseaux, et ne s'en rapportait à personne pour aucun détail.

Dès qu'il apercevait un défaut dans une statue, il abandonnait tout, et courait à un autre marbre; ne pouvant approcher

avec la réalité de la sublimité de ses idées, une fois arrivé à la maturité du talent, il finit peu de statues. « C'est pourquoi, disait-il un jour à Vasari, j'ai fait si peu de tableaux et de

statues. >>

Il lui arriva, dans un mouvement d'impatience, de rompre un groupe colossal presque terminé, c'était une Pietà.

Vieux et décrépit, un jour le cardinal Farnèse le rencontra à pied, au milieu des neiges, près du Colysée, le cardinal fit arrêter son carrosse pour lui demander où diable il allait par ce temps et à son âge : « A l'école, répondit-il, pour tâcher d'apprendre quelque chose. »

Michel-Ange disait un jour à Vasari : « Mon cher Georges, si j'ai quelque chose de bon dans la tête, je le dois à l'air élastique de votre pays d'Arezzo que j'ai respiré en naissant, comme j'ai sucé avec le lait de ma nourrice l'amour des ciseaux et du maillet. » Sa nourrice était femme et fille de sculpteurs.

Il loua Raphaël avec sincérité; mais il ne pouvait pas le goûter autant que nous. Il disait du peintre d'Urbin, qu'il tenait son grand talent de l'étude et non de la nature.

Le chevalier Lione, protégé par Michel-Ange, fit son portrait dans une médaille, et lui ayant demandé quel revers il voulait, Michel-Ange lui fit mettre un aveugle guidé par son chien avec cet exergue:

Docebo iniquos vias tuas, et impii ad te convertentur.

CHAPITRE CLXXXI

SUITE DU CARACTÈRE DE MICHEL-ANGE.

Michel-Ange ne fit pas d'élèves, son style était le fruit d'une âme trop enflammée; d'ailleurs les jeunes gens qui l'entouraient se trouvèrent de la plus incurable médiocrité.

Jean de Bologne, l'auteur du joli Mercure, ferait exception, s'il n'était pas prouvé qu'il ne vit Buonarotti qu'à quatre-vingts ans. Il lui montra un modèle en terre; l'illustre vieillard chan

gea la position de tous les membres, et dit en le lui rendant : << Avant de chercher à finir, apprends à ébaucher. »

Vasari, le confident de Michel-Ange, nous donne quelques jours positifs sur sa manière de s'estimer soi-même : « Attentif au principal de l'art qui est le corps humain, il laissa à d'autres l'agrément des couleurs, les caprices, les idées nouvelles 1; dans ses ouvrages on ne trouve ni paysages, ni arbres, ni fabriques. C'est en vain qu'on y chercherait certaines gentillesses de l'art et certains enjolivements auxquels il n'accorda jamais la moindre attention; peut-être par une secrète répugnance d'abaisser son sublime génie à de telles choses 2. »

Tout cela se trouve dans la première édition de son livre, que Vasari présenta à Michel-Ange, le seul artiste vivant dont il eût écrit la vie; hommage dont le grand homme le remercia par un sonnet. Vasari put d'autant mieux approfondir les motifs secrets de Michel-Ange, qu'il l'accompagnait toujours dans les promenades à cheval dont ce grand artiste prit l'habitude vers la fin de sa vie.

Il y a beaucoup de portraits de Michel-Ange3; le plus ressemblant est le buste en bronze du Capitole par Ricciarelli. Vasari cite encore les deux portraits peints par Bugiardini et Jacopo del Conte. Michel-Ange ne se peignit jamais".

1 Tom. X, page 245.

2 Tom. X, page 253.

3 Buonarotti fut maigre, plutôt nerveux que gras; les épaules larges, la stature ordinaire, les membres minces, les cheveux noirs, cela ressemble assez au tempérament bilieux.

Quant à la figure, le nez écrasé, les couleurs assez animées, les lèvres minces, celle de dessous avançant un peu. De profil, le front avançait sur le nez, les sourcils peu fournis, les yeux petits. Dans sa vieillesse il portait une petite barbe grise longue de quatre à cinq doigts *.

Ou seulement une fois, si l'on veut le reconnaître dans le moine du Jugement dernier. Les portraits cités ont probablement servi de modèle à ceux qu'on trouve au Capitole, à la galerie de Florence, au palais Caprara de Bologne, et à la galerie Zelada de Rome. Tous les portraits gravés de Michel-Ange sont parmi ceux de la collection Corsini, qui en réu

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