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pour donner la sainteté, et ce qu'ils ne peuvent donner de majesté et de gravité, ils le remplacent par des rides et de longues barbes. On en voit un exemple dans le Moïse de l'église de SaintPierre aux Liens, du ciseau de Michel-Ange, qui a sacrifié la beauté à la précision anatomique, et à sa passion favorite le terrible ou plutôt le gigantesque. On ne peut s'empêcher de rire quand on lit le commencement de la description que le judicieux Richardson donne de cette statue : « Comme cette pièce est très-fameuse, il ne faut pas douter qu'elle ne soit aussi trèsexcellente. » S'il est vrai que Michel-Ange ait étudié le bras du fameux satyre de la villa Ludovisi, qu'on regarde à tort comme antique; il est très-probable aussi qu'il a étudié de même la tête de ce satyre, pour en donner le caractère à son Moïse; car tous deux, comme Richardson le dit lui-même, ressemblent à une tête de bouc. Il y a sans doute dans l'ensemble de cette figure quelque chose de monstrueusement grand qu'on ne peut disputer à Michel-Ange : c'était une tempête qui a présagé les beaux jours de Raphaël. »

Le célèbre chevalier Azara, qui passait, dans le siècle dernier, pour un homme aimable, et qui écrit pourtant avec tout l'emportement d'un pédant, dit :

« Michel-Ange, durant sa longue carrière, ne fit aucun ouvrage de sculpture, de peinture, ni peut-être même d'architecture, dans l'idée de plaire ou de représenter la beauté, chose qu'il ne connut jamais, mais uniquement pour faire pompe de son savoir. Il crut posséder un style grandiose, et il eut exactement le style le plus mesquin, et peut-être le plus grossier et le plus lourd. Ses contorsions ont été admirées de plusieurs; cependant il suffit de jeter un coup d'œil sur son Jugement dernier pour voir jusqu'où peut aller l'extravagance d'une composition 1.

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1 Œuvres de Mengs, édition de Rome, pag. 108. On peut avoir de l'affectation en apparence sans manquer au naturel : voir Pétrarque et Milton. Ils pensaient ainsi. Plus ils voulaient bien exprimer leurs sentiments, plus ils nous semblent affectés.

Michel-Ange employa plus de douze ans à étudier la forme des muscles, un scalpel à la main. Une fois il faillit périr de la mort de Bichat.

Winckelmann aura sans doute écrit sur Michel-Ange quelque chose de semblable, que je ne puis citer, parce que je n'ai pas lu cet auteur.

On rapporte une particularité singulière du célèbre Josué Reynolds, le seul peintre, je crois, qu'ait eu l'Angleterre. Il faisait profession d'une admiration outrée pour Michel-Ange. Dans le portrait qu'il envoya à Florence, pour la collection des peintres, il s'est représenté tenant un rouleau de papier sur lequel on lit: Dissegni dell' immortal Buonarotti. Au contraire, il affecta, toute sa vie, dans la conversation, comme dans ses écrits, un mépris souverain pour Rembrandt, et cependant c'est sur ce grand peintre qu'il s'est uniquement formé; il n'a jamais rien imité de Michel-Ange; et, à sa mort, tous les tableaux du maître hollandais qui se trouvèrent dans sa collection étaient originaux et excellents, tandis que ce qu'il avait de Michel-Ange était copie, et même au-dessous de la critique.

Je comprends que les brouillards de la Hollande et de l'Allemagne, avec leurs gouvernements minutieux, ne sentent pas Michel-Ange. Mais les Anglais m'étonnent; le plus énergique des peuples devrait sentir le plus énergique des peintres.

1

Il est vrai que l'Anglais, au milieu des actions les plus périlleuses, aime à faire pompe de son sang-froid. D'ailleurs, outre qu'il n'a ni le temps ni l'aisance nécessaire 1 pour s'occuper de bagatelles comme les arts, il s'est empoisonné dans ce moment par je ne sais quel système du pittoresque, et ces sortes de livres retardent toujours une nation de quinze à vingt ans. Il y a un penchant général pour la mélancolie et l'architecture gothique, qui est de bon goût, car il est inspiré par le climat, mais qui éloigne pour longtemps de la force triomphante de Michel-Ange. Enfin, les femmes seules ont le temps de s'occuper des arts, et l'on ne peint guère qu'à la gouache et à l'aquarelle.

1 Le climat et l'habitude forcée des pensées raisonnables font que beaucoup d'Anglais ne sentent pas la musique; beaucoup aussi n'ont pas le sens de la peinture. Voir les charmantes absurdités de M. Roscoe sur Léonard de Vinci. Vie de Léon X, IV, chap. xxi. Ils donnent le nom de grimace à l'expression naturelle des peuples du Midi. Warden. Ils ont trop d'orgueil, comme les Français trop de vanité, pour comprendre l'étranger.

Comme ce peuple a encore l'aisance d'une grande maison qui se ruine, il en devrait profiter pour mettre à Londres cinq ou six choses de Michel-Ange; cela relèverait admirablement ce je ne sais quoi de monotone et de plat qu'a l'ensemble de la plus grande ville d'Europe 1.

Mais enfin il faut tôt ou tard qu'elle comprenne Michel-Ange, la nation pour qui l'on a fait et qui sent si bien ces vers de Macbeth:

I have almost forgot the taste of fears:

The time has been, my senses would have cool'd
To hear a night-shrick; and my fell of hair
Would at a dismal treatise rouse, and stir

As life were in't: I have sopp' o full with horrors
Direness, familiar to my slaught' rous thoughts

Cannot once start me. - Wherefore what's that cry 2?
Macbeth, acte V.

CHAPITRE CLXXII.

INFLUENCE DU DANTE SUR MICHEL-ANGE.

Messer Biaggio, maître de cérémonies de Paul III, qui l'accompagna lorsqu'il vint voir le Jugement à moitié terminé, dit à Sá Sainteté qu'un tel ouvrage était plutôt fait pour figurer dans une hôtellerie que dans la chapelle d'un pape. A peine le prince fut-il sorti, que Michel-Ange fit de mémoire le portrait de Messer Biaggio, et le plaça en enfer sous la figure de Minos. Sa poitrine, comme nous l'avons vu, est entourée d'une horrible queue

1 L'exposition de 1817 metre que l'école anglaise est sur le point de naître. Je crains qu'elle n'en ait pas le temps. Les ministres répondent par de la tyrannie aux cris de la réforme, qui tous les jours devient moins déraisonnable; il va y avoir révolution.

2 Les Anglais ont un autre goût qui les rapproche de Michel Ange. La sublimité étonnante des beaux arbres qui peuplent leurs campagnes compense à mes yeux, pour les arts, tous les désavantages de leur position.

En France, on ne peut pas avoir l'idée de ces chênes vénérables, dont plusieurs ont vu Guillaume le Conquérant.

de serpent, qui en fait plusieurs fois le tour 1. Grandes plaintes du maître de cérémonies, à qui Paul III répondit ces propres paroles : « Messer Biaggio, vous savez que j'ai reçu de Dieu un pouvoir absolu dans le ciel et sur la terre, mais je ne puis rien en enfer; ainsi restez-y. >>

Les petits esprits n'ont pas manqué de faire cette critique à Michel-Ange : « Vous avez placé en enfer Minos et Caron 2. » Ce mélange est bien ancien dans l'Église. Dans la messe des morts, l'on trouve le Tartare et les sybilles. A Florence, depuis deux siècles, le Dante était comme le prophète de l'enfer. Le premier mars 1304, le peuple avait voulu se donner le plaisir de voir l'enfer. Le lit de l'Arno était le gouffre. Toute la variété des tourments inventés par la noire imagination des moines ou du poëte, lacs de poix bouillante, feux, glaces, serpents, furent appliqués à des personnes véritables, dont les hurlements et les contorsions donnèrent aux spectateurs un des plaisirs les plus utiles à la religion.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que Michel-Ange, entraîné par l'habitude de son pays, habitude qui dure encore, et par sa passion pour le Dante, se figurât l'enfer comme lui.

Le génie fier de ces deux hommes est absolument semblable 3.

Le Dante avait dit :

Stavvi Minos orribilmente e ringhia
Esamina le colpe nell' intrata
Giudica e manda secondo ch' avvinghia.

Dico che quando l' anima mal nata
Li vien dinanzi, tutta si confessa,

E quel conoscitor delle peccata

Vede qual luogo d' inferno è da essa.
Cingessi con la coda tante volte,
Quantunque gradi vuol che giù sia messa.
Inferno, c. ♥.

Caron demonio con occhi di bragia
Loro accennando, tutte le raccoglie,
Batte col remo qualunque si adagia.

Inferno

• Lettre du Dante à l'empereur Henri, 1311.

Si Michel-Ange eût fait un poëme, il eût créé le comte Ugolin, comme, si le Dante eût été sculpteur, il eût fait le Moïse.

Personne n'a plus aimé Virgile que le Dante, et rien ne ressemble moins à l'Énéide que l'Enfer. Michel-Ange fut vivement frappé de l'antique, et rien ne lui est plus opposé que ses ouvrages.

Ils laissèrent au vulgaire la grossière imitation des dehors. Ils pénétrèrent au principe: Faire ce qui plaira le plus à mon siècle.

Pour un Italien du quinzième siècle, rien de plus insignifiant que la tête de l'Apollon, comme Xipharès pour un Français du dix-neuvième.

Comme le Dante, Michel-Ange ne fait pas plaisir : il intimide, il accable l'imagination sous le poids du malheur, il ne reste plus de force pour avoir du courage, le malheur a saisi l'âme tout entière. Après Michel-Ange, la vue de la campagne la plus commune devient délicieuse; elle tire de la stupeur. La force de l'impression est allée jusque tout près de la douleur ; à mesure qu'elle s'affaiblit, elle devient plaisir.

Comme le Dante, pour un prisonnier, la vue d'une fresque de Michel-Ange serait pour longtemps horrible. C'est le contraire de la musique, qui donne de la tendresse même à ses tyrans.

Comme le Dante, le sujet que présente Michel-Ange manque presque toujours de grandeur et surtout de beauté. Qnoi de plus plat, à l'armée, qu'une fille qui assassine l'imprudent qui couche chez elle? Mais ses sujets s'élèvent rapidement au sublime par la force de caractère qu'il leur imprime. Judith n'est plus Jacques Clément, elle est Brutus.

Comme le Dante, son âme prête sa propre grandeur aux objets dont elle se laisse émouvoir, et qu'ensuite elle peint, au lieu d'emprunter d'eux cette grandeur.

Comme le Dante, son style est le plus sévère qui soit connu dans les arts, le plus opposé au style français. Il compte sur son talent et sur l'admiration pour son talent. Le sot est effrayé, les plaisirs de l'honnête homme s'en augmentent. Il sympathise avec ce génie mâle.

Chez Michel-Ange, comme devant le Dante, l'âme est glacée

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