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nullement à tous ces hommes qui sont ses enfants. Son fils Abel le saisit par le bras. Près de sa main gauche l'on voit un de ces patriarches antediluviens qui comptaient leurs années par siecles, et que l'extrême vieillesse empêche de se tenir debout.

A la gauche du Christ, saint Pierre fidèle à son caractère timide, montre vivement au Sauveur les clefs du ciel qu'il lui confia jadis, et où il tremble de ne pas entrer. Moïse, guerrier et législateur, regarde fixement le Christ avec une attention aussi profonde qu'exempte de terreur. Les saints qui sont audessus ont ce mouvement plein de nature et de vérité qui nous fait tendre le bras à l'ouïe de quelque événement épouvantable.

Au-dessous du Christ, saint Barthélemy lui montre le couteau avec lequel il fut écorché. Saint Laurent se couvre de la grille sur laquelle il expira. Une femme placée sous les clefs de saint Pierre a l'air de reprocher au Christ sa sévérité.

Jésus-Christ n'est point un juge, c'est un ennemi ayant le plaisir de condamner ses ennemis. Le mouvement avec lequel il maudit est si fort, qu'il a l'air de lancer un dard.

CHAPITRE CLXIX.

SUITE DU JUGEMENT DERNIER.

Entre les onze groupes principaux sont jetées quelques figures dans un plan plus éloigné; par exemple, au-dessus des morts qui sortent de terre, deux figures qui montent au jugement.

Les personnages des trois groupes, au bas du tableau, ont six pieds de proportion. Ceux qui environnent Jésus-Christ ont douze pieds. Les groupes au-dessous ont huit pieds de proportion. Les anges qui couronnent le tableau n'ont que six pieds1.

Des onze scènes de ce grand drame, trois seulement se passent sur la terre. Les huit autres ont lieu sur des nuées plus ou moins rapprochées de l'œil du spectateur. Il y a trois cents personnages; le tableau a cinquante pieds de haut sur quarante de large.

1 Écrit et mesuré à la chapelle Sixtine, le 23 janvier 1807. 34.

Certainement le coloris n'a ni l'éclat ni la vérité de l'école de Venise; il est loin cependant d'être sans mérite, et devait, dans la nouveauté, avoir beaucoup d'harmonie. Les figures se détachent sur un bleu de ciel fort vif. Dans ce grand jour où tant d'hommes devaient être vus, l'air devait être très-pur.

Les figures d'en bas sont les plus terminées. Les anges qui sonnent de la trompette sont finis avec autant de soin que pour le tableau de chevalet le plus près de l'œil. L'école de Raphaël admirait beaucoup l'ange du milieu, qui étend le bras gauche. Il parait tout gonflé. On sentit vivement la difficulté vaincue dans la figure d'Adam, qui, malgré les muscles les plus pleins et les mieux formés, montre l'extrême vieillesse où parvint ce premier des hommes. La peau tombe.

Le sujet du Jugement dernier, comme tous ceux qui exigent plus de huit ou dix personnages, n'est pas propre à la peinture. Il a de plus un défaut particulier; il fallait représenter un nom bre immense de personnages, n'ayant autre chose à faire que d'écouter; Michel-Ange a parfaitement vaincu cette difficulté 1. Aucun œil humain ne peut apercevoir distinctement l'ensemble de ce tableau. Quelque souverain, ami des arts, devrait le faire copier en panorama.

La manière toute poétique dont Michel-Ange a traité son sujet est bien au-dessus du génie froid de nos artistes du dix-neuvième siècle. Ils parlent du tableau avec mépris, et seraient hypocrites s'ils parlaient autrement. On ne peut pas faire sentir, et je ne répondrai pas aux objections. En général elles passent jusqu'à l'injure, parce qu'ils sont vexés de je ne sais quelle sensation de grandeur qui pénètre jusque dans ces âmes sèches. Buonarotti a fait ses personnages nus; comment les faire autrement? Zucheri a fait à Florence un jugement vêtu, qui est ridi

1 Je ne suis pas assez théologien pour résoudre une objection qui a pu influer sur la disposition de Michel-Ange. Le Jugement dernier ne me semble qu'une affaire de cérémonie. Il n'est jugement que pour les gens qui viennent de mourir à cause de la fin du monde. Tous les autres pécheurs savent déjà leur sort et ne peuvent s'étonner. Le purgatoire étant supprimé, peut-être les âmes qui ne sont pas assez épurées vont-elles en enfer.

cule. Signorelli en a fait un à demi-nu à Cortone, il a mieux réussi.

Comme les grands artistes, en formant leur idéal, suppriment certains ordres de détails, les artistes-ouvriers les accusent de ne pas voir ces détails. Les jeunes sculpteurs de Rome1 ont le mépris le plus naturel pour Canova. L'un d'eux me disait ces propres paroles que j'écoutais avec un vif plaisir : «< Canova ne sait pas faire un homme. Placez dans une galerie, au milieu de vingt statues antiques, deux statues de Canova, vous verrez que le public s'arrêtera devant celles de Canova. L'antique, au contraire, est froid! >>

Les livres de peinture sont pleins des défauts de MichelAnge3. Mengs, par exemple, le condamne hautement; mais, après avoir lu ses critiques, allez voir le Moïse de Mengs à la chapelle des Papyrus, et le Moïse de San-Pietro in Vincoli. Nous sommes ici sur un de ces sommets tranchants qui séparent à jamais l'homme de génie du vulgaire. Je ne voudrais pas répondre que beaucoup de nos artistes ne donnent la préférence au Moïse de Mengs, à cause du raccourci du bras. Comment des âmes vulgaires n'admireraient-elles pas ce qui est vulgaire ?

Pour que cet article ne soit pas incomplet, je vais transcrire les principales critiques. D'ailleurs, tout homme a raison dans son goût; il faut seulement compter les voix.

Les ouvriers en peinture disent que les jointures des figures de Michel-Ange sont peu sveltes, et paraissent faites seulement pour la position dans laquelle il les place. Ses chairs sont trop pleines de formes rondes. Ses muscles ont une trop grande quantité de chair, ce qui cache le mouvement des figures. Dans un bras plié comme le bras droit du Christ, par exemple, les muscles extenseurs qui font mouvoir l'avant-bras sur le bras, étant aussi renfles que les muscles adducteurs, on ne peut juger du mouvement par la forme. On ne voit pas de muscles en repos dans les figures de Michel-Ange. Il a mieux connu que personne la position de chaque muscle, mais il ne leur a pas donné leur

1 1817; note de sir W. E.

Milizia, traduit par Pomereuil, Azzara, Mengs,

forme véritable. Il fait les tendons trop charnus et trop forts. La forme des poignets est outrée. Sa couleur est rouge, quelquesuns vont jusqu'à dire qu'il n'a pas de clair-obscur. Les contours des figures sont ressentis, subdivisés en petites parties 1. La forme des doigts est outrée 2. Ces prétendus défauts étaient d'autant plus séduisants pour Michel-Ange, que c'était le contraire du style timide et mesquin où il trouva son siècle arrêté; il inventait l'idéal. La haine du style froid et plat a conduit le Corrége aux raccourcis, et Michel-Ange aux positions singulières. Ainsi la postérité nous reprochera d'avoir haï la tyrannie; elle n'aura pas senti comme nous les douceurs des dix dernières années.

J'avoue que l'ange qui passe la cuisse droite sur la croix (quatrième groupe), a un mouvement auquel rien ne pouvait conduire que la haine du style plat.

Ceci nous choque d'autant plus, que le caractère du dix-neuvième siècle est de chercher les émotions fortes, et de les chercher par des moyens simples. Le contourné, le chargé d'ornements, nous paraît sur-le-champ petit. Le grandiose de l'architecture de Michel-Ange est un peu masqué par ce défaut.

Les reproches que le vulgaire fait à Michel-Ange et au Corrége sont directement opposés, et l'on y répond par le même mol.

CHAPITRE CLXX.

SUITE DU JUGEMENT DERNIER.

Je crois me rappeler qu'il n'y a pas une seule figure de Michel-Ange à Paris 3. Cela est tout simple. Cependant, comme ce pays a produit un Le Sueur qui a senti la grâce sans le climat d'Italie, je dirai au jeune homme qui sentirait par hasard que des statues copiées et alignées en bas-relief ne sont pas de la

1 Comparer le Gladiateur à l'Apollon.

2 Voir les paupières de la Pallas de Velletri.

A l'exception des Deux Esclaves ébauchés, du Louvre.

1

peinture : « Étudiez la gravure du Jugement dernier, par Metz 1, elle est dessinée au verre, et d'une fidélité scrupuleuse. Par conséquent elle ne présente pas la pensée de Michel-Ange, mais seulement ce que la censure permit de laisser à Daniel de Volterre. La planche d'ensemble de M. Metz donne le dessin de Buonarotti. Mieux encore, cherchez une petite gravure 2 faite avant Daniel de Volterre. Voilà le contre-poison du style froid, et théâtral, comme le séjour de Venise est le seul remède à votre coloris gris-terreux. »

CHAPITRE CLXXI.

JUGEMENT DES ÉTRANGERS SUR MICHEL-ANGE.

Comme Mozart dans la statue de Don Juan, Michel-Ange, aspirant à la terreur, a réuni tout ce qui pouvait déplaire 3 dans toutes les parties de la peinture: le dessin, le coloris, le clairobscur, et cependant il a su attacher le spectateur. On se figure les belles choses qu'ont dites sur son compte les gens qui sont venus le juger sur les règles du genre efféminé, ou sur celles du beau idéal antique. C'est nos La Harpe jugeant Shakspeare.

Un écrivain fort estimé en France, M. Falconnet, statuaire célèbre, ayant à parler du Moïse, s'écrie, en s'adressant à Michelge: « L'ami, vous avez l'art de rapetisser les grandes choses! >> Il ajoute qu'après tout ce Moïse si vanté ressemble bien plutôt à un galérien qu'à un législateur inspiré.

M. Fuessli, qui a écrit sur les arts avec tout l'esprit d'un Bernois, dit * : « Tous les artistes font de leurs saints des vieillards, sans doute parce qu'ils pensent que l'âge est nécessaire

1 Rome, 1816, 240 francs. La prendre en atlas.

2 Elle porte ces mots : Apud Carolum Losi. Le cuivre appartient, en 1817, à M. Demeulemeester, l'auteur des charmantes aquarelles des loges de Raphaël, et l'un des hommes qui comprennent le mieux le dessin des grands maîtres.

3 Excepté par le mépris.

Lettres de Winckelmann, tom. II.

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