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Paul III, voulant le plier à ses desseins par des égards, lui fit l'honneur insigne d'une visite officielle; il se rendit chez lui accompagné de dix cardinaux : il voulut voir le carton du Jugement, et les statues déjà faites pour le tombeau.

Le cardinal de Mantoue, apercevant le Moïse, s'écria que cette statue seule suffirait pour honorer la mémoire de Jules. Paul, en s'en allant, dit à Michel-Ange : « Je prends sur moi de faire que le duc d'Urbin se contente de trois statues de ta main; d'autres sculpteurs se chargeront des trois qui restent à faire. »>

En effet, un nouveau contrat fut passé avec les procureurs du duc. Michel-Ange ne voulut point profiter de cet arrangement forcé, et, sur les quatre mille ducats qu'il avait reçus, il en déposa quinze cent quatre-vingts pour le prix des trois statues. Ainsi finit cette affaire qui, pendant de si longues années, avait troublé son repos1.

Il faut que l'artiste se réduise strictement, à l'égard des princes, à sa qualité de fabricant, et qu'il tâche de placer sa fabrique en pays libre; alors les gens puissants, au lieu de le vexer, seront à ses pieds. Surtout, l'artiste doit éviter tout lien particulier avec le souverain chez lequel il habite. Les courtisans lui feraient payer cher les plaisirs de vanité. En voyant nos mœurs actuelles, le profond ennui des protecteurs, la bassesse infinie des protégés, je croirais assez que dorénavant les artistes ne sortiront plus que de la classe riche 2.

Farnèse.) La force nécessaire à chaque instant rendait la beauté moderne impossible.

Cellini est très-bien traduit en anglais.

1 Voir deux lettres d'Annibal Caro, le célèbre traducteur de l'Énéide, qui demande grâce pour Michel-Ange à un ami du duc d'Urbin. (Lettere Pittoriche, tom. III, pag. 133 et 145.)

2 Grimm et Collé, passim. Le seul grand poëte vivant est pair d'Angleterre. Je vois bien que l'énergie s'est réfugiée dans la classe de la société qui n'est pas polie *; mais les deux chambres vont rendre l'énergie à tout le monde, même à cette grande noblesse qui, par tout pays, se

* Voir l'état des gardes nationaux qui se sont fait tuer dans les événements de 1814 et 1815. A Paris, les grandes passions et les exemples de fidélité héroïque sont dans la classe ouvrière. Les généraux devenus riches ne se battent plus.

CHAPITRE CLXIV

LE MOÏSE A SAN PIETRO IN VINCOLI.

Jules II choisit Saint-Pierre-aux-Liens pour le lieu de son tombeau, parce qu'il aimait ce titre cardinalice que son oncle Sixte IV, qui commença sa fortune, avait porté, qu'il porta luimême trente-deux ans, et qu'il donna successivement aux plus chéris de ses neveux.

Le Moïse eut une influence immense sur l'art. Par ce mouvement de flux et de reflux, si amusant à observer dans les opinions humaines, personne ne le copie plus depuis longtemps, et le dix-neuvième siècle va lui rendre des admirateurs.

Les institutions de Lycurgue ne durèrent qu'un instant. La loi de Moïse tient encore malgré tant de siècles et tant de mépris. Du fond de son tombeau, le législateur des Hébreux régit encore un peuple de neuf millions d'hommes; mais la sainteté dont on l'a affublé nuit à sa gloire comme grand homme.

Michel-Ange a été au niveau de son sujet. La statue est assise, le costume barbare, les bras et une jambe nus, la proportion trois fois plus grande que nature.

Si vous n'avez pas vu cette statue, vous ne connaissez pas tous les pouvoirs de la sculpture. La sculpture moderne est bien peu de chose. Je m'imagine que si elle avait à concourir avec les Grecs, elle présenterait une danseuse de Canova et ie Moïse. Les Grecs s'étonneraient de voir des choses si nouvelles et si puissantes sur le cœur humain.

Dans le profond mépris où était tombée cette statue, avec sa physionomie de bouc 1, l'Angleterre a été la première à en demander une copie. A la fin de 1816, le prince régent l'a fait modeler. Pour l'opération des ouvriers en plâtre, on a été obligé de la sortir un peu de sa niche. Les artistes ont trouvé que cette nouvelle position convenait mieux, et elle y est restée.

compose de gens effacés, aussi polis qu'insignifiants. La crainte du mépris force les pairs anglais à être savants.

1 Azara, Falconnet, Milizia, etc., etc.

CHAPITRE CLXV.

SUITE DU MOÏSE.

Un des bonheurs de cette statue, c'est le rapport singulier que le hasard a mis entre le caractère de l'artiste et celui du prince. Cette harmonie, qui existe aussi pour le tombeau de MarieChristine, à Vienne, manque à la tombe d'Alfieri. L'Italie, qui pleure sur ses cendres n'est pas cette Italie dont il voulut réveiller l'indignation.

A la droite du Moïse il y a une figure de femme plus grande que nature, qui, les yeux et les mains levés au ciel, et un genou fléchi, représente la vie contemplative.

A la gauche, une statue qui désigne la vie active se regarde attentivement dans un miroir qu'elle tient de la main droite.

Singulière image pour la vie active! Au reste, on est revenu en Italie de tous ces emblèmes, par lesquels on prétendait donner à une statue telle ou telle signification particulière. Ce style détestable ne règne plus qu'en Angleterre1.

CHAPITRE CLXVI.

LE CHRIST DE LA MINERVE.

LA VITTORIA DE FLORENCE.

Peu de temps avant le sac de Rome, Michel-Ange y avait envoyé Pietro Urbano son élève, qui plaça dans l'église de la Minerve un Christ sortant du tombeau et triomphant de la mort.

C'était une occasion d'imiter les Grecs; le mot de l'Évangile speciosus formâ præ filiis hominum 2 devait le conduire à la beauté agréable, si quelque chose pouvait conduire un grand homme. Ce Christ, fait pour Metello de' Porcari, noble Romain, n'est encore qu'un athlète.

1 Statues de Guidhall.

2 Jésus, le plus beau des enfants des hommes.

La piété touchante des fidèles a forcé de donner à cette statue dès sandales de métal doré. Aujourd'hui même, une de ces sandales a presque entièrement disparu sous leurs tendres baisers.

En arrivant à Florence, il faut aller dans le grand salon du Palazzio Vecchio; c'est là qu'est la statue dite della Vittoria. C'est un grand jeune homme tout à fait nu. C'est le type du style de Michel-Ange. I l'avait fait à Florence pour le tombeau de Jules II; les formes hardies et grandioses sont à leur place; ici, elles montrent la force qui mène à la victoire. La tête est petite et insignifiante.

Ce jeune guerrier tient un esclave enchaîné sous ses pieds. Cette statue eût fait valoir le Moïse par un admirable contraste. Moïse exprime le génie qui combine, et la Vittoria la force qui exécute 1.

Deux figures d'esclaves, destinées aussi au tombeau de Jules, font le plus bel ornement des salles de sculpture moderne, ajoutées par Sa Majesté Louis XVIII au musée du Louvre 2. Ce prince, ami des arts, a dit-on, le projet de réunir au Louvre les plâtres des quatre cents statues les plus célèbres, antiques ou modernes 3.

1 Il y a des gens qui, à propos de Michel-Ange, osent prononcer le mot incorrection. (Voyez l'article de l'Incorrection, dans la Vie du Corrége, tom. IV.)

2 On pourrait faire copier à Rome, par Camuccini, les beaux tableaux de Raphaël et du Dominiquin. On enverrait M. Girodet copier le Jugement dernier et la Sixtine. M. Prudhon irait à Dresde enlever pour nous la Nuit du Corrége, le Saint Georges et les autres chefs-d'œuvre. On formerait ainsi une salle que les sots se donneraient peut-être l'air de négliger. Mais on les forcerait à l'admiration, par la quantité des tableaux copiés.

C'est peut-être le seul moyen de sauver notre école. Chez une nation où il est de bon ton de ne pas avoir de gestes, il faut absolument des Michel-Ange pour empêcher les artistes de copier Talma *. (Voyez l'exp>sition de 1817.)

3 Ces statues avaient appartenu au duc de Richelieu; elles correspondent à celles qui sont indiquées dans le dessin du tombeau. Au jardin de Boboli, à Florence, on montre quelques ébauches attribuées à Michel-Ange. A Bruges, à l'église de Notre-Dame, il y a une Madone avec l'Enfant

* Faut-il dire que ce qui est sublime dans un Raphaël serait froid à la scène?

CHAPITRE CLXVII.

MOT DE MICHEL-ANGE SUR LA PEINTURE A L'HUILE.

Paul III, ayant désormais Michel-Ange tout à lui, voulut qu'il ne travaillât plus qu'au Jugement dernier.

Conseillé par Fra Sébastien del Piombo, il voulait qu'il peignît à l'huile. Michel-Ange répondit qu'il ne se chargeait pas du tableau, ou qu'il le ferait à fresque, et que la peinture à l'huile ne convenait qu'à des femmes ou à des paresseux. Il fit jeter à terre la préparation appliquée au mur par Fra Sébastien, donna luimême le premier crépi, et commença l'ouvrage.

CHAPITRE CLXVIII.

LE JUGEMENT DERNIER.

Videbunt Filium hominis venientem in nubibus cœli cum virtute multâ et majestate.

MATTH., XXIV.

La peinture, considérée comme un art imitant les profondeurs de l'espace, ou les effets magiques de la lumière et des couleurs, n'est pas la peinture de Michel-Ange. Entre Paul Véronèse, ou le Corrége et lui, il n'y a rien de commun. Méprisant, comme Alfieri, tout ce qui est accessoire, tout ce qui est mérite secondaire, il s'est attaché uniquement à peindre l'homme, et encore il l'a rendu plutôt en sculpteur qu'en peintre.

Il convient rarement à la peinture d'admettre des figures entièrement nues. Elle doit rendre les passions par les regards, et la physionomie de l'homme qu'il lui a été donné d'exprimer,

Jésus en marbre, qu'on dit de Michel-Ange. Elle est probablement de son école. C'est une capture faite par un corsaire flamand, qui allait de Civita-Vecchia à Gênes.

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