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il l'aurait voulu1. Le pape, lui demandant un jour quand il fini rait, et l'artiste répondant comme à l'ordinaire, « Quand je serai content de moi : Je vois que tu veux te faire jeter à bas de cet échafaud, reprit le pape. » C'est ce dont je te défie, dit en lui-même le peintre; et, étant allé sur le moment à la Sixtine, il fit démonter l'échafaud. Le lendemain, jour de Toussaint 1511, le pape eut la satisfaction qu'il désirait depuis si longtemps, il dit la messe dans la Sixtine.

Jules II se donna à peine le temps de terminer les cérémonies du jour, il fit appeler Michel-Ange pour lui dire qu'il fallait enrichir les tableaux de la voûte avec de l'or et de l'outremer (1511). Michel-Ange, qui ne voulait pas refaire son échafaud, répondit que ce qui manquait n'était d'aucune importance. - Tu as beau dire, il faut mettre de l'or. - Je ne vois pas que les hommes portent de l'or dans leurs vêtements, répondit Michel-Ange. La chapelle aura l'air pauvre. Et les hommes que j'ai peints furent pauvres aussi.

Le pape avait raison. Son métier de prêtre lui avait donné des lumières. La richesse des autels et la splendeur des habits augmentent la ferveur des fidèles qui assistent à une grand'messe. Michel-Ange reçut pour cet ouvrage trois mille ducats, dont il dépensa environ vingt-cinq en couleurs 3.

Ses yeux s'étaient tellement habitués à regarder au-dessus de sa tête, qu'il s'aperçut vers la fin, avec une vive inquiétude, qu'en dirigeant ses regards vers la terre il n'y voyait presque plus; pour lire une lettre, il était obligé de la tenir élevée : cette incommodité dura plusieurs mois.

Après le plafond de la Sixtine, sa faveur fut hors d'atteinte; Jules II l'accablait de présents. Ce prince sentait pour lui une vive sympathie, et Michel-Ange était regardé dans Rome comme le plus chéri de ses courtisans.

↑ Par exemple, les siéges des prophètes ne sont pas dorés dans la seconde moitié de la chapelle.

2 Louis XIV a dit : « Mon métier de roi. » R. C.

* En multipliant par dix les sommes citées pendant le seizième siècle, on a la somme qui achèterait aujourd'hui les mêmes choses: Michel-Ange reçut quinze mille francs, qui équivalent à cent cinquante mille francs.

CHAPITRE CLVIII.

EFFET DE LA SIXTINE.

Je crois que le spectateur catholique, en contemplant les Prophètes de Michel-Ange, cherche à s'accoutumer à la figure de ces êtres terribles devant lesquels il doit paraître un jour. Pour bien sentir ces fresques, il faut entrer à la Sixtine le cœur accablé de ces histoires de sang dont fourmille l'Ancien-Testament 1. C'est là que se chante le fameux Miserere du vendredi saint. A mesure qu'on avance dans le psaume de pénitence, les cierges s'éteignent; on n'aperçoit plus qu'à demi ces ministres de la colère de Dieu, et j'ai vu qu'avec un degré très-médiocre d'imagination l'homme le plus ferme peut éprouver alors quelque chose qui ressemble à de la peur. Des femmes se trouvent mal lorsque les voix, faiblissant et mourant peu à peu, tout semble s'anéantir sous la main de l'Éternel. On ne serait pas étonné en cet instant d'entendre retentir la trompette du jugement, et l'idée de clémence est loin de tous les cœurs.

Vous voyez combien il est absurde de chercher le beau antique, c'est-à-dire l'expression de tout ce qui peut rassurer, dans la peinture des épouvantements de la religion.

Comme doivent s'y attendre les génies dans tous les genres, on a tourné en reproche à Michel-Ange toutes ces grandes qualités; mais une fois que la mort a fait commencer la postérité pour un grand homme, que lui font dans sa tombe toutes les faussetés, toutes les contradictions des hommes? Il semble que, du sein de cette demeure terrible, ces génies immortels ne peuvent plus être émus qu'à la voix de la vérité. Tout ce qui ne doit exister qu'un moment n'est plus rien pour eux. Un sot paraît dans la chapelle Sixtine, et sa petite voix en trouble le silence auguste par le son de ses vaines paroles; où seront ces paroles? où serat-il lui-même dans cent ans? Il passe comme la poussière, et

1 La loi de grâce nous permet de porter un œil humain sur l'histoire du peuple qui n'est pas celui de Dieu. R. C.

les chefs-d'œuvre immortels s'avancent en silence au travers des

siècles à venir.

CHAPITRE CLIX.

SOUS LÉON X, MICHEL-ANGE EST NEUF ANS SANS RIEN FAIRE.

On rapporte que du temps que Michel-Ange travaillait à la Sixtine, un jour qu'il voulait faire une course à Florence pour la fête de Saint-Jean, et répondait, comme à son ordinaire « Quand je pourrai, » à la question : « Quand finiras-tu? » L'im patient Jules II, à portée duquel il se trouvait, lui donna un coup de la petite canne sur laquelle il s'appuyait, en répétant en colère : « Quand je pourrai! quand je pourrai! »

A peine fut-il sorti, que le pontife, craignant de le perdre pour toujours, lui envoya Accurse, son jeune favori, qui lui fit toutes les excuses possibles, et le pria de pardonner à un pauvre vieillard qui avait toujours lieu de craindre de ne pas voir la fin des ouvrages qu'il ordonnait. Il ajouta que le pape lui souhaitait un bon voyage, et lui envoyait cinq cents ducats pour s'amuser à Florence.

Jules II (1513), en mourant, chargea deux cardinaux de faire finir son tombeau. L'artiste, de concert avec eux, fit un nouveau dessin moins chargé; mais Léon X, qui était le premier pape de Florence, voulut y laisser un monument. Il ordonna à MichelAnge d'aller faire un péristyle de marbre à Saint-Laurent, belle église, qui, comme vous savez, n'a encore pour façade qu'un mur de brique fort laid. Michel-Ange quitta Rome les larmes aux yeux; le nouveau pape avait obligé les deux cardinaux à se contenter de sa promesse de faire à Florence les statues nécessaires. A peine arrivé à Florence, et de là à Carrare, il fut dénoncé à Léon X, comme préférant, par intérêt particulier, les marbres de Carrare, pays étranger, à ceux qu'on pouvait tirer de la carrière de Pietra-Santa en Toscane. L'artiste prouva que ces marbres n'étaient pas propres à la sculpture. L'autorité voulut avoir raison. Michel-Ange se rendit dans les montagnes de

Pietra-Santa; quand les marbres furent tirés de la carrière avec des peines infinies, il fit établir un chemin difficile pour les conduire à la mer. De retour à Florence, après plusieurs années de soins, il trouva que le pape ne songeait plus à Saint-Laurent, et les marbres sont encore sur le rivage de la mer. Buonarotti, piqué d'avoir vu Léon X lui donner constamment tort dans cette affaire, et le prendre pour un homme à argent, resta longtemps sans rien faire. Les gens raisonnables ne manqueront pas de remarquer qu'il aurait dû profiter du moment pour finir le tombeau de Jules II. Mais quand les gens raisonnables comprendront-ils qu'il est certains sujets dont, pour leur honneur, ils ne devraient jamais parler 1?

L'Académie de Florence envoya des députés à Léon X, pour le prier de rendre à sa patrie les cendres du grand poëte florentin, qui sont encore à Ravenne, où il mourut dans l'exil. L'adresse originale existe 2: voici la signature de notre artiste : « Moi, Michel-Ange, sculpteur, adresse la même prière à Votre Sainteté, offrant de faire au divin poëte un tombeau digne de lui.»>

Voilà tout ce que l'histoire rapporte de Michel-Ange pendant neuf longues années. On sait qu'il vivait à Florence comme un des nobles les plus considérés, et l'éclat de sa gloire rejaillissait sur sa famille; car nous avons vu que son père était pauvre, et cependant lorsque Léon X vint revoir sa patrie, et y étaler toute sa grandeur, en 1515, Pietro Buonarotti, frère de Michel-Ange, se trouvait l'un des neuf premiers magistrats.

Michel-Ange, dégoûté de tout travail, s'était cependant remis par raison à faire les statues de Jules II, lorsque le poison ravit aux arts un de leurs plus grands protecteurs.

Ce prince aimable et digne de son beau pays eut pour successeur un Flamand. Ce barbare voulait faire détruire le plafond de la Sixtine, qui, disait-il, ressemblait plus à un bain public qu'à la voûte d'une église 3. On accusa Michel-Ange, devant lui,

1 L'artiste qui ne voit pas le modèle idéal, que peut-il faire? 2 Archives de l'hôpital de Santa-Maria-Nuova, à Florence.

3 Vianesio, ambassadeur de Bologne, lui faisant remarquer au Belvé– dère le groupe de Laocoon, il détourna la tête en s'écriant : « Sunt idola antiqaorum. » (Lettere de principi, I, 96.)

d'oublier le tombeau de Jules, pour lequel cependant il avait déjà reçu seize mille écus (1523). Buonarotti voulait courir à Rome. Le cardinal de Médicis, qui quelques mois après fut Clément VII, le retint à Florence pour lui faire construire la salle de la bibliothèque, la sacristie et les tombeaux de sa famille à SaintLaurent, Ce sont les seuls tombeaux modernes qui aient de la majesté. C'est le genre qui tient le plus au gouvernement. Les tombeaux antiques étaient sublimes par le souvenir des hommes qu'ils enfermaient. Les modernes ne sauraient être que riches, car le souvenir seul de la vertu peut être touchant, le souvenir de l'honneur n'est qu'amusant. Saint-Denis est mesquin et gai, Les Capucins de Vienne ressemblent à un cabinet d'antiquailles; Michel-Ange a vaincu tout cela.

Le pape flamand eut pour successeur Clément VII, prince hypocrite et faible, dont le sort fut de paraître digne du trône jusqu'à ce qu'il y montât. Michel-Ange continuait à Florence les travaux ordonnés.

Le duc d'Urbin, neveu de Jules II, lui fit dire qu'il songeât à sa vie, ou à finir le tombeau de son oncle. Buonarotti vint à Rome. Clément n'hésita pas à lui conseiller d'attaquer lui-même les agents du duc, ne doutant pas que Michel-Ange, par le haut prix qu'il mettait aux ouvrages déjà faits, ne se trouvât créan cier de la succession. Rien ne prouve que Michel-Ange ait suivi ce lâche conseil. Il vit en arrivant où la politique du pape le conduisait, et n'eut rien de plus pressé que de regagner Florence. Bientôt après, la malheureuse Rome fut mise à feu et à sang par l'armée du connétable de Bourbon 1.

CHAPITRE CLX.

DERNIER SOUPIR DE LA LIBERTÉ ET DE LA GRANDEUR FLORENTINES.

Morence saisit l'occasion, et se débarrassa des Médicis 2. Il

↑ Peinture naïve et vive de ce grand événement dans Cellini, qui se trouva renfermé au château Saint-Ange avec le pape, et qui y fit les fonctions d'officier d'artillerie.

* Les orateurs du peuple prouvèrent que depuis peu d'années les Mé

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