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lui de l'antique triomphe depuis cinquante ans, et proscrit Michel-Ange avec la rage d'un ultra. Le parti de l'antique a l'honneur d'être le plus noble, et vous avez l'avantage du nombre, je l'avoue. Il y a cinquante amateurs du difficile contre un homme sensible qui aime le beau. Mais dans cent ans, même les gens à vanité répéteront les jugements des gens sensibles, car à la longue on s'aperçoit que les aveugles ne jugent pas des couleurs. Contentez-vous de vous moquer des ridicules que se donnent les pauvres gens sensibles; leur royaume n'est pas de ce monde. Battez-les dans le salon, mais, le lendemain matin, ne comparez pas votre réveil soucieux et sec au bonheur que leur donne encore le souvenir de Teresa et Claudio1.

« A côté d'un de ces beaux sites des environs de Rome, reproduits si divinement par le pinceau suave du Lorrain, portez une chambre obscure, vous aurez un paysage dans la chambre obscure. C'est le style de l'école de Florence avant l'apparition de Michel-Ange. Vous aurez le même site dans le tableau de l'artiste; mais, en idéalisant, il a mêlé la peinture de son âme à la peinture du sujet. Il enchantera les cœurs qui lui ressemblent, et choquera les autres. Il est vrai, le paysage de la chambre obscure plaira à tous, mais plaira toujours peu. - C'est ce que nous verrons demain, » dit l'amateur, piqué de l'approbation que deux ou trois femmes donnaient au parti du sentiment.

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Le lendemain, nous prîmes deux des meilleurs paysagistes de Rome, et une chambre obscure. Nous choisîmes un site 2; nous priâmes les artistes de le rendre l'un dans le style paisible et charmant du Lorrain, l'autre avec l'âme sévère et enflammée de Salvator Rosa.

L'expérience réussit pleinement, et nous donna une idée du style froid et exact de l'ancienne école, du style noble et tranquille des Grecs, du style terrible et fort de Michel-Ange. Cela nous avait amusés pendant quinze jours; on discuta beaucoup, et chacun garda son avis.

Pour moi, j'ai souvent regretté que la salle du couvent de

1 Joli opéra de Farinelli qu'on donnait alors au théâtre Alberti.

2 Près du tombeau des Horaces et des Curiaces.

Saint-Paul1 et la chapelle Sixtine ne fussent pas dans la même ville. En allant les voir toutes deux, un de ces jours où l'on voit tout dans les arts, on en apprendrait plus sur Michel-Ange, le Corrége et l'antique, que par des milliers de volumes. Les livres ne peuvent que faire remarquer les circonstances des faits, et les faits manquent à presque tous les amateurs.

CHAPITRE CLVI.

FROIDEUR DES ARTS AVANT MICHEL-ANGE.

Au reste, si nous étions réduits à ne voir pendant six mois que les statues et les tableaux qui peuplaient Florence durant la jeunesse de Michel-Ange, nous serions enchantés de la beauté de ses têtes. Elles sont au moins exemptes de cet air de maigreur et de malheur qui nous poursuit dans les premiers siècles de cette école.

On voit que la peinture rend sensible cette maxime de morale, que la condition première de toutes les vertus est la force 2; les figures de Michel-Ange n'ont pas ces qualités aimables qui nous font adorer le Jupiter et l'Apollon, du moins on ne les oublie pas, et c'est ce qui fonde leur immortalité. Elles ont assez de force pour que nous soyons obligés de compter avec elles.

Rien de plus plat qu'une figure qui veut imiter le beau antique, et n'atteint pas au sublime3. C'est comme la longanimité des hommes faibles, qu'entre eux ils appellent du courage. Il faut être l'Apollon pour oser résister au Moïse; et encore tout ce qui n'a pas de la noblesse dans l'âme trouvera le Moïse plus à craindre que l'Apollon.

A Parme.

Si je parlais à des géomètres, j'oserais dire ma pensée telle qu'elle se présente la peinture n'est que de la morale construite.

:

3 Que me sert la profonde attention et la bonté d'un être faible? S'il se mettait en colère, il me ferait plus d'effet; s'il exprimait la douleur, il pourrait me toucher.

Le caractère en peinture est comme le chant en musique: on s'en souvient toujours, et l'on ne se souvient que de cela1.

Dans tout dessin, dans toute esquisse, dans toute mauvaise gravure où vous trouverez de la force, et une force déplaisante par excès, dites sans crainte : Voilà du Michel-Ange.

Sa religion l'empêchant de chercher l'expression des nobles qualités de l'âme, il n'idéalisait la nature que pour avoir la force, Quand il voulut donner la beauté à des figures de femme, il regarda autour de lui, et copia les têtes des plus jolies filles, toutefois, en leur donnant, malgré lui, l'expression de la force, sans laquelle rien ne pouvait sortir de se ciseaux.

Telle est cette figure d'Eve, à la voûte de la chapelle Sixtine, la Sibylle Érithrée et la Sibylle Persique3,

Le principal désavantage de Michel-Ange, par rapport à l'antique, est dans les têtes. Ses corps annoncent une très-grande force, mais une force un peu lourde.

CHAPITRE CLVII.

SUITE DE LA SIXTINE,

C'est, comme on voit, à la Sixtine que sont ces modèles si souvent cités du genre terrible; et une preuve qu'il faut une âme pour ce style-là, comme pour le style gracieux, c'est que les Vasari, les Salviati, les Santi-di-Tito et toute cette tourbe de gens médiocres de l'école de Florence, qui pendant soixante ans copièrent uniquement Michel-Ange, n'ont jamais pu parvenir jusqu'au dur et au laid, en cherchant le majestueux et le terrible. Comme, dans la sculpture, le calme des passions ne peut être

Talma n'a fait qu'une mauvaise chose en sa vie, c'est nos tableaux. Voir Léonidas, les Sabines, Saint Étienne, etc.

2 Zeuxis plus membris corporis dedit, id amplius atque augustius ratus; atque ut existimant Homerum secutus cui validissima quæque forma etiam in feminis placet. (QUINT., Inst. or., XII, c. 10.)

Marc-Antoine a gravé Adam et Ève et la figure de Judith. Bibliothèque du roi.

rendu que par l'homme qui a senti toutes leurs fureurs, ainsi, pour être terrible, il faut que l'artiste offense chacune des fibres pour lesquelles on peut sentir les grâces charmantes, et de là passe jusqu'à mettre notre sûreté en péril.

En France, nous confondons l'air grand avec l'air grand seigneur1; c'est à peu près le contraire. L'un vient de l'habitude des grandes pensées, l'autre de l'habitude des pensées qui occupent les gens de haute naissance. Comme les grands seigneurs n'ont jamais existé en Italie, il est rare de voir un Français sentir Michel-Ange.

L'air de hauteur des figures de la Sixtine, l'audace et la force qui percent dans tous leurs traits, la lenteur et la gravité des mouvements, les draperies qui les enveloppent d'une manière hors d'usage et singulière, leur mépris frappant pour ce qui n'est qu'humain, tout annonce des êtres à qui parle Jéhovah, et par la bouche desquels il prononce ses arrêts.

Ce caractère de majesté terrible, et surtout frappant dans la figure du prophète Isaïe, qui, saisi par de profondes réflexions pendant qu'il lisait le livre de la loi, a placé sa main dans le livre pour marquer l'endroit où il en était, et, la tête appuyée sur l'autre bras, se livrait à ses hautes pensées, quand tout à coup il est appelé par un ange. Loin de se livrer à'aucun mouvement imprévu, loin de changer d'attitude à la voix de l'habitant du ciel, le prophète tourne lentement la tête, et semble ne lui prêter attention qu'à regret 2.

Ces figures sont au nombre de douze; celle de Jonas, si admirable par la difficulté vaincue; le prophète Jérémie, avec cette draperie grossière qui donne le sentiment de la négligence qu'on a dans le malheur, et dont les grands plis ont cependant tant de majesté; la Sibylle Erithrée, belle quoique terrible 3. Toutes font connaître à l'homme sensible une nouvelle beauté idéale. Aussi Annibal Carrache préférait-il de beaucoup la voûte de la

1 Duclos, Considérations.

2 Les prophètes de Michel-Ange ont de commun avec l'antique l'attention profonde, et par conséquent le mouvement de la bouche.

C'est un ennemi qu'on estime.

chapelle Sixtine au Jugement dernier. Il y trouvait moins de science.

Tout est nouveau et cependant varié, dans ces vêtements, dans ces raccourcis, dans ces mouvements pleins de force.

Il faut faire une réflexion sur la majesté. Un grand poëte qui a chanté Frédéric II me disait un jour : Le roi, ayant appris que les souverains étrangers blàmaient son goût pour les lettres, dit au corps diplomatique réuni à une de ses audiences : « Dites à vos maîtres que si je suis moins roi qu'eux, je le dois à l'étude des lettres. >>

Je pensai sur-le-champ: mais vous, grand poëte, quand vous chantiez la magnanimité de Frédéric, vous sentiez donc que vous mentiez; vous cherchiez donc à faire effet; vous étiez donc hypocrite.

Grand défaut de la poésie sérieuse, et que n'eut pas MichelAnge, il était dupe de ses prophètes.

L'impatient Jules II, malgré son grand àge, voulut plusieurs fois monter jusqu'au dernier étage de l'échafaud. Il disait que cette manière de dessiner et de composer n'avait paru nulle part. Quand l'ouvrage fut à moitié terminé, c'est-à-dire quand il fut fini de la porte au milieu de la voûte, il exigea que MichelAnge le découvrît; Rome fut étonnée.

On dit que Bramante demanda au pape de donner le reste de la voûte à Raphaël, et que le génie de Buonarotti fut troublé par l'idée de cette nouvelle injustice. On accuse Raphaël d'avoir profité de l'autorité de son oncle pour pénétrer dans la chapelle et étudier le style de Michel-Ange avant l'exposition publique. C'est une de ces questions qu'on ne peut décider, et j'y reviendrai dans la vie de Raphaël. Au reste, la gloire du peintre d'Urbin n'est point de n'avoir pas étudié, mais d'avoir réussi. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Michel-Ange, poussé à bout, découvrit au pape les iniquités de Bramante, et fut plus en faveur que jamais. Il racontait, sur ses vieux jours, à ceux qui lui disaient que cette seconde moitié de la voûte était peut-être ce qu'il avait jamais fait de plus sublime en peinture, qu'après cette exposition partielle il referma la chapelle et continua son travail, mais, pressé par la furie de Jules II, il ne put terminer ces fresques comme

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