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cès. Son armée prit Bologne, il y vint lui-même, et montrait beaucoup de joie de la conquête de cette grande ville. Cette circonstance donna à Michel-Ange le courage de se présenter. Il arrive à Bologne; comme il se rendait à la cathédrale pour y entendre la messe, il est rencontré et reconnu par ces mêmes courriers du pape qu'il avait repoussés avec perte quelques mois auparavant. Ils l'abordent civilement, mais le conduisent sur-le-champ à Sa Sainteté, qui, dans ce moment, était à table au palais des Seize, où elle avait pris son logement. Jules II, le voyant entrer, s'écrie transporté de colère : « Tu devais venir à nous, et tu as attendu que nous vinssions te chercher. >>

Michel-Ange était à genoux, il demandait pardon à haute voix : << Ma faute ne vient pas de mauvais naturel, mais d'un mouvement d'indignation: je n'ai pu supporter le traitement que l'on m'a fait dans le palais de Votre Sainteté. » Jules, sans répondre, restait pensif, la tête basse et l'air agité, quand un évêque, envoyé par le cardinal Soderini, frère du gonfalonier, afin de ménager le raccommodement, prit la parole pour représenter que Michel-Ange avait erré par ignorance, que les artistes tirés de leur talent étaient tous ainsi... Sur quoi le fougueux Jules l'interrompant par un coup de canne1: « Tu lui dis des injures que nous ne lui disons pas nous-mêmes, c'est toi qui es l'ignorant; ôte-toi de mes yeux; » et comme le prélat tout troublé ne se hâtait pas de sortir, les valets le mirent dehors à coups de poing. Jules, ayant exhalé sa colère, donna sa bénédiction à Michel-Ange, le fit approcher de son fauteuil, et lui recommanda de ne pas quitter Bologne sans prendre ses ordres.

Peu de jours après, Jules le fit appeler : « Je te charge de faire mon portrait; il s'agit de jeter en bronze une statue colossale que tu placeras sur le portail de Saint-Pétrone. » Le pape mit en même temps à sa disposition une somme de mille ducats.

Michel-Ange ayant fini le modèle en terre avant le départ du pape, ce prince vint à l'atelier. Le bras droit de la statue donnait la bénédiction. Michel-Ange pria le pape de lui indiquer ce

1 Vasari, X, page 70.

• Con matti frugoni diceva Michelagnolo. (Condivi, page 22.)

qu'il devait mettre dans la main gauche, un livre, par exemple: « Un livre! un livre! répliqua Jules II, une épée, morbleu! car pour moi je ne m'entends pas aux lettres. » Puis il ajouta, en plaisantant sur le mouvement du bras droit qui était fort décidé : « Mais, dis-moi, ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction? Elle menace ce peuple s'il n'est pas sage, »>

épondit l'artiste.

Michel-Ange employa plus de seize mois à cette statue (1508), trois fois grande comme nature; mais le peuple menacé ne fut pas sage, car ayant chassé les partisans du pape, il prit la liberté de briser la statue (1511). La tête seule put résister à sa furie; on la montrait encore un siècle après; elle pesait six cents livres. Ce monument avait coûté cinq mille ducats d'or1.

CHAPITRE CLII.

INTRIGUE, MALHEUR UNIQUE.

A peine la statue finie, Buonarotti reçut un courrier qui l'appelait à Rome. Bramante ne put parer le coup: il trouva Jules II inébranlable dans la volonté d'employer ce grand homme, seulement il ne songeait plus au tombeau. Le parti de Bramante venait de faire appeler à la cour son parent Raphaël. Les courtisans l'opposaient à Michel-Ange. Ils avaient eu pour agir tout le temps que Michel-Ange avait été retenu à Bologne. Ils inspirèrent au pape, qui était cependant un homme ferme et un homme d'esprit, l'idée singulière de faire peindre par ce grand sculpteur la voûte de la chapelle Sixte IV au Vatican.

Ce fut un coup de partie; ou Michel-Ange n'acceptait pas, et alors il s'aliénait à jamais le bouillant Jules II, ou il entreprenait ces fresques immenses, et il restait nécessairement au-dessous de Raphaël. Ce grand peintre travaillait alors aux célèbres chambres du Vatican, à vingt pas de la Sixtine.

1 Le duc Alphonse de Ferrare acheta le bronze et en fit une belle pièce de canon qu'il nomma la Giulia. Il conservait la tête dans son musée.

Jamais piége ne fut mieux dressé, Michel-Ange se vit perdu. Changer de talent au milieu de sa carrière, entreprendre de peindre à fresque, lui qui ne connaissait pas même les procédés de ce genre, et de peindre une voûte immense dont les figures devaient être aperçues de si bas! Dans son étonnement, il ne savait qu'opposer à une telle déraison. Comment prouver ce qui est évident?

Il essaya de représenter à Sa Sainteté qu'il n'avait jamais fait en peinture d'ouvrage de quelque importance, que celui-ci devait naturellement regarder Raphaël; mais enfin il comprit dans quel pays il était.

Plein de rage et de haine pour les hommes, il se mit à l'ouvrage, fit venir de Florence les meilleurs peintres à fresque1, les fit travailler à côté de lui. Quand il eut vu le mécanisme de ce genre, il abattit tout ce qu'ils avaient fait, les paya, se renferma seul dans la chapelle, et ne les revit plus : les autres, fort mécontents, repartirent pour Florence.

Lui-même il faisait le crépi, broyait ses couleurs, et prenait tous ces soins pénibles que dédaignaient les peintres les plus vulgaires.

Pour comble de contrariété, à peine avait-il fini le tableau du Deluge, qui est un des principaux, qu'il vit son ouvrage se couvrir de moisissure et disparaître. Il abandonna tout, et se crut délivré. Il alla au pape, lui expliqua ce qui arrivait, ajoutant : « Je l'avais bien dit à Votre Sainteté, que cet art-là n'est pas le mien. Si vous ne croyez pas à ma parole, faites examiner 2. >> Le pape envoya l'architecte Sangallo, qui montra à Michel-Ange qu'il avait mis trop d'eau dans la chaux employée au crépi, et il fut obligé de reprendre son travail.

Ce fut avec ces sentiments que seul, en vingt mois de temps, il termina la voûte de la chapelle Sixtine: il avait alors trentesept ans.

Chose unique dans l'histoire de l'esprit humain, qu'on ait fait

1 Jacopo di Sandro, Agnolo di Donnino, Judaco, Bugiardini, son amı Granacci, Aristotile di san Gallo. Voyez Vasari, X, 77.

2 Condivi, 28.

sortir un artiste, au milieu de sa carrière, de l'art qu'il avait toujours exercé, qu'on l'ait forcé à débuter dans un autre, qu'on lui ait demandé, pour son coup d'essai, l'ouvrage le plus difficile et de la plus grande dimension qui existe dans cet art, qu'il s'en soit tiré en aussi peu de temps sans imiter personne, 'd'une manière qui est restée inimitable, et en se plaçant au premier rang dans cet art qu'il n'avait point choisi!

On n'a rien vu depuis trois siècles qui rappelle, même de loin, ce trait de Michel-Ange. Quand on considère ce qui dut se passer dans l'âme d'un homme aussi délicat sur la gloire, et aussi sévère pour lui-même, lorsque, ignorant même les procédés mécaniques de la fresque, il se chargea de cet ouvrage immense, on croit apercevoir en lui une force de caractère égale, s'il se peut, à la grandeur de son génie.

L'étranger qui pénètre pour la première fois dans la chapelle Sixtine, grande à elle seule comme une église, est effrayé de la quantité de figures et d'objets de tout genre qui couvrent cette voûte.

Sans doute il y a trop de peinture. Chacun des tableaux ferait un effet centuple s'il était isolé au milieu d'un plafond de couleur sombre. C'était le début d'une passion. On retrouve le même défaut dans les loges de Raphaël et dans les chambres du Vatican 1.

CHAPITRE CLIII.

CHAPELLE SIXTINE.

Les gens qui n'ont aucun goût pour la peinture voient du moins avec plaisir les portraits en miniature. Ils y trouvent des couleurs agréables et des contours que l'oeil saisit avec facilité. La peinture à l'huile leur semble avoir quelque chose de rude et de sérieux; surtout les couleurs leur paraissent moins belles.

1 La Voûte et le Jugement dernier, au fond de la chapelle, sont de Michel-Ange; le reste des murailles a été peint par Sandro, Pérugin et les autres peintres venus de Florence. Il y a un très-bon Pérugin.

Il en est de même des jeunes amateurs relativement aux tableaux à fresque. Ce genre est difficile à voir; l'œil a besoin d'une éducation, et, cette éducation, l'on ne peut guère se la donner qu'à Rome.

+

A ce moment du voyage de l'âme sensible vers le beau pittoresque, se trouve cet écueil si dangereux : « Prendre pour admirable ce qui, dans le fait, ne donne aucun plaisir. »

Rome est la ville des statues et des fresques. En y arrivant, il faut aller voir les scènes de l'histoire de Psyché peintes par Raphaël dans le vestibule du palais de la Farnésine. On trouvera dans ces groupes divins une dureté dont Raphaël n'est pas tout à fait coupable, mais qui est fort utile aux jeunes amateurs et facilite beaucoup la vision.

Il faut résister à la tontation, et fermer les yeux en passant devant les tableaux à l'huile. Après deux ou trois visites à la Farnésine, on ira à la galerie Farnèse d'Annibal Carrache.

On ira voir ta salle des Papirus, peinte à la bibliothèque du Vatican par Raphaël Mengs. Si, par sa fraîcheur et son afféterie, ce plafond fait plus de plaisir que la galerie de Carrache, il faut s'arrêter. Cette répugnance ne tient pas à la différence des âmes, mais à l'imperfection des organes. Une quinzaine de jours après, l'on peut se permettre l'entrée des chambres de Raphaël au Vatican. A l'aspect de ces murs noircis, l'œil jeune encore s'écriera: Raphael ubi es? Ce n'est pas mettre trop de temps que d'accorder huit jours d'étude pour sentir les fresques de Raphaël. Tout est perdu si l'on use sur des tableaux à l'huile la sensibilité à la peinture déjà si desséchée par les contrariétés du voyage.

Après un mois de séjour à Rome, pendant lequel l'on n'aura vu que des statues, des maisons de campagne, de l'architecture ou des fresques, l'on peut enfin, un jour de beau soleil, se hasarder à entrer dans la chapelle Sixtine: il est encore fort douteux que l'on trouve du plaisir.

L'âme des Italiens, pour lesquels peignit Michel-Ange, était formée par ces hasards heureux qui donnèrent au quinzième siècle presque toutes les qualités nécessaires pour les arts, mais de plus, et même chez les habitants de la Rome actuelle, si avi

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