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CHAPITRE CXLVIII.

JULES II.

La mort venait d'enlever Alexandre VI, le seul homme, si l'on excepte César Borgia, qui ait réuni à un grand génie les mœurs les plus dissolues, et les vices les plus noirs.

Jules II eut plutôt des vertus déplacées que des vices (1504). Entraîné par une insatiable soif de gloire, inflexible dans ses plans, infatigable à les exécuter, magnanime, impérieux, avide de dominer, sa grande âme se faisait jour en brisant les convenances de la vieillesse et du sacerdoce.

A peine fut-il sur le trône qu'il appela Michel-Ange; mais il hésita plusieurs mois avant de choisir l'ouvrage auquel il l'emploierait. Il eut enfin l'idée de se faire faire un tombeau. MichelAnge présenta un dessin dont le pape fut ravi. Il l'envoya en toute diligence à Carrare pour extraire les marbres.

En se promenant sur cette côte escarpée, et qui, placée par la nature au fond d'un demi-cercle, sert également de point de vue aux vaisseaux qui viennent de Gênes et à ceux qui arrivent de Livourne, Michel-Ange trouva un rocher isolé qui s'avance dans la mer. Il fut saisi de l'idée d'en faire un colosse énorme qui apparût de loin aux navigateurs. Les anciens, dit-on, ont eu le même projet; du moins les gens du pays montrent-ils dans le roc quelques travaux qu'ils donnent pour un commencement d'ébauche. Le colosse de saint Charles Borromée, près d'Arona, n'est grand que par sa masse, et cependant ce souvenir surnage comme celui de Saint-Pierre de Rome sur tous ceux que le voyageur rapporte d'Italie. Qu'eût donc fait un colosse dessiné par Michel-Ange?

Après huit mois de soins il expédia ses marbres. Ils remontèrent le Tibre, on les débarqua sur la place de Saint-Pierre qui fut presque couverte de ces blocs énormes. Jules II vit qu'il était compris; Michel-Ange fut dans la plus haute faveur.

Qu'on se rappelle ce qu'avaient été les papes et ce qu'ils étaient encore pour un croyant, non pas des rois, mais les représen

tants de Dieu, mais des êtres tout-puissants sur le salut éternel. Jules II, dont le génie fier et sévère était fait pour redoubler encore ce respect mêlé de terreur, daigna plusieurs fois aller visiter Michel-Ange chez lui : il aimait ce caractère intrépide, et que les obstacles irritaient au lieu de l'ébranler.

Ce prince alla jusqu'à ordonner la construction d'un pont-levis, qui lui permît de se rendre en secret et à toute heure dans l'appartement de l'artiste : il le combla de faveurs démesurées ; tels sont les termes des historiens.

CHAPITRE CXLIX.

TOMBEAU DE JULES II.

Si Michel-Ange eût connu davantage et la cour et son propre caractère, il eût senti que la disgrâce approchait. Bramante, ce grand architecte à qui l'on doit une partie de Saint-Pierre, était fort aimé du pape, mais fort prodigue. Il employait de mauvais matériaux et faisait des gains énormes1. Il craignit une parole indiscrète : aussitôt il commença à dire et à faire dire tout doucement, en présence de Sa Sainteté, que s'occuper de son tombeau avait toujours passé pour être de mauvais augure. Les amis de l'architecte se réunirent aux ennemis de Michel-Ange, qui en avait beaucoup, parce que la faveur n'avait pas changé son caractère. Toujours plongé dans les idées des arts, il vivait solitaire et ne parlait à personne. Avant sa faveur, c'était du génie;

1 Guarna a imprimé à Milan, en 1517, un dialogue qui a lieu à la porte du paradis, entre Saint-Pierre, Bramante, et un avocat romain. Ce dialogue, plein de feu et fort amusant, montre qu'en Italie l'on avait bien plus d'esprit et de liberté en 1517 que trois siècles après. On y voit Bramante, homme d'esprit, très-peu dupe, et appréciant fort bien les hommes et les choses. Ce dut être un ennemi fort vif et fort dangereux. Une partie de ce dialogue, très-bien traduit, forme les seules pages amusantes du gros livre de Bossi sur Léonard de Vinci, 246 à 249. La prose italienne d'aujourd'hui vaut la musique française.

depuis, ce fut de la hauteur la plus insultante. Toute la cour se réunit contre lui, il ne s'en douta pas, et le pape, aussi sans s'en douter, se trouva avoir changé de volonté.

Cette intrigue fut un malheur pour les arts. Le tombeau de Jules II devait être un monument isolé, carré long, à peu près comme le tombeau de Marie-Thérèse à Vienne, mais beaucoup plus grand. Il aurait eu dix-huit brasses de long sur douze de largeur1; quarante statues, sans compter les bas-reliefs, auraient couvert les quatre faces. Sans doute c'était trop de statues; l'œil n'eût pas eu de repos; mais ces statues auraient été faites par Michel-Ange dans tout le feu de la jeunesse, et sous les yeux d'ennemis puissants et excellents juges.

Il est plus que probable que si le projet du tombeau eût tenu, Michel-Ange se serait consacré pour toujours à la sculpture, et n'eût pas employé une partie d'une vie si précieuse à réapprendre la peinture. Il est vrai que ce grand homme y prit une des premières places; mais enfin la première statue qu'il ait faite pour l'immense monument qu'on lui fit abandonner est le Moïse, et c'est la première. A quels chefs-d'œuvre étonnants ne devait-on pas s'attendre dans le genre colossal et terrible!

D'ailleurs le génie est refroidi par ce genre de malheur, la basse intrigue le forçant à abandonner un grand projet pour lequel son âme a longtemps brûlé.

Le dessin du tombeau montre les bizarreries de l'esprit du siècle; plusieurs statues auraient représenté les arts libéraux : la Poésie, la Peinture, l'Architecture, etc.; et ces statues auraient été enchaînées pour exprimer que, par la mort du pape, tous les talents étaient faits prisonniers de la mort.

Toutes les églises étaient petites pour le dessin de MichelAnge. En cherchant dans Rome une place pour le tombeau de Jules, il lui fit naître l'idée de reprendre les travaux de SaintPierre. Michel-Ange ne se doutait guère qu'un jour, après la mort de son ennemi, cette église deviendrait, par sa coupole

1 Dix mètres quarante-quatre millimètres sur sept mètres quatretre-vingt-seize.

Voir la gravure dans M. d'Agincourt.

sublime, le monument éternel de sa gloire dans le troisième des arts du dessin1.

CHAPITRE CL.

DISGRACE.

Jules II avait ordonné à Michel-Ange de s'adresser directement à lui toutes les fois qu'il aurait besoin d'argent pour le tombeau (1506). Un reste de marbres laissés à Carrare étant arrivés au quai du Tibre, Buonarotti les fit débarquer, transporter sur la place de Saint-Pierre, et monta au Vatican pour demander l'argent qui revenait aux matelots. On lui dit que Sa Sainteté n'était pas visible, il n'insista pas. Quelques jours après, il se rendit derechef au palais. Comme il traversait l'antichambre, un laquais lui barra le passage, et lui dit qu'il ne pouvait pas entrer. Un évêque, qui se trouvait là par hasard, se hâta de réprimander cet homme, et lui demanda s'il ne savait pas à qui il parlait : « C'est précisément parce que je sais fort bien à qui je parle que je ne laisse pas passer, dit le laquais; je m'acquitte de mes ordres. Et vous direz au pape, répliqua Michel-Ange, que, si désormais il désire me voir, il m'enverra chercher. »

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Il retourne chez lui, ordonne à deux domestiques, qui fasaient toute sa maison, de vendre ses meubles; se fait amener des chevaux de poste, part au galop, et arrive encore le même jour à Poggibonzi, village situé hors des États de l'Église, à quelques lieues de Florence.

Peu de moments après, il voit arriver aussi au galop cinq courriers du pape, qui avaient ordre de le ramener de gré ou de force où qu'ils le rencontrassent. Michel-Ange ne répondit à cet ordre que par la menace de les faire tuer s'ils ne partaient à l'instant. Ils eurent recours aux prières; les voyant sans effet, ils se réduisirent à lui demander qu'il répondît à la lettre du

1 Saint-Pierre, commencé par Nicolas V. Les murs étaie at restés à cinq pieds au-dessus du sol. L'ancienne église de Saint-Pierre ne fut démolio que sous Jules II par Bramante.

pape qu'ils lui rendaient, et qu'il datât sa réponse de Florence, afin que Sa Sainteté comprît qu'il n'avait pas été en leur pouvoir de le ramener.

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Michel-Ange satisfit ces gens et continua sa route bien armé.

CHAPITRE CLI.

RECONCILIATION, STATUE COLOSSALE A BOLOGNE.

A peine fut-il à Florence que le gonfalonier reçut du pape un bref plein de menaces. Mais Soderini le voyait revenir avec plaisir, et avait à cœur de lui faire peindre la salle du Conseil d'après son fameux carton. Michel-Ange perfectionnait ce dessin célèbre. Cependant on reçut un second bref, et immédiatement après un troisième 1. Soderini le fit appeler : « Tu t'es conduit avec le pape comme ne l'aurait pas fait un roi de France; nous ne voulons pas entreprendre une guerre pour toi, ainsi prépare-toi à partir. »

Michel-Ange songea à se retirer chez le Grand Turc. Ce prince, dans l'idée de jeter un pont de Constantinople à Péra, lui avait fait faire des propositions brillantes par quelques moines franciscains.

Soderini mit tout en œuvre pour le retenir en Italie. Il lui représenta qu'il trouverait chez le sultan un bien autre despotisme qu'à Rome, et qu'après tout, s'il avait des craintes pour sa personne, la république lui donnerait le titre de son ambassadeur. Sur ces entrefaites, le pape, qui faisait la guerre, eut des suc

1 Julius pp. II, dilectibus filiis prioribus libertatis et vexillifero justitiæ populi Florentini.

Dilecti filii, salutem et apostolicam benedictionem. Michael ngelus sculptor, qui a nobis leviter, et inconsulte discessit, redire ut accepimus ad nos timet, cui nos non succensemus: novimus hujusmodi hominum ingenia. Ut tamen omnem suspicionem deponat, devotionem vestram hortamur velit ei nomine nostro promittere, quod si ad nos redierit, illesus inviolatusque erit, et in ea gratia apostolica nos habituros, qua habebatur ante discessum. Datum Romæ, 8 julii 1506, Pontificatus nostri anno III.

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