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Pour n'être pas toujours cru sur parole, je transcris quelquesuns des raisonnements de Vasari: il loue la beauté du Christ, qu'il trouve beau à cause de la grande exactitude avec laquelle sont rendus les muscles, les veines, les tendons. Vous savez mieux que moi que c'est précisément en omettant tous ces détails, et en diminuant la saillie des muscles que l'artiste grec est parvenu à nous faire dire en voyant l'Apollon: C'est un dieu!

Un jour Michel-Ange vit à Saint-Pierre un grand nombre d'étrangers qui admiraient son groupe. L'un d'eux demanda le nom de l'auteur; on répondit : Gobbo de Milan. Le soir, Michel-Ange se laissa renfermer dans l'église : il avait une lampe et des ciseaux, et, pendant la nuit, grava son nom sur la ceinture de la Vierge.

CHAPITRE CXLVI.

LE DAVID COLOSSAL.

Après le groupe de la Pietà, les affaires domestiques de Buonarotti le rappelèrent à Florence (1501). Il fit la statue colossale de David, qui est sur la place du Vieux-Palais. On a trouvé l'acte passé pour cet objet. Michel-Ange s'engage envers la confrérie de marchands qui se réunissaient à Santa Maria del Fiore,

Ange, a une copie en marbre. A Marcialla, sur la route de Pise, l'on montre une copie à fresque que l'on dit peinte par Michel-Ange.

1 Alla quale opera non pensi mai scultore, nè artifice raro potere aggiugnere di disegno ne di grazia, ne' con fatica poter mai di finezza, politezza, e di straforare il marmo con tanto d'arte, quanto Michelagnolo vi fece, perchè si scorge in quella tutto il valore, ed il potere dell' arte. Fra le cose belle che vi sono, oltre i panni divini, si scorge il morto Christo, e non si pensi alcuno di belezza di membra e d' artificio di corpo vedere uno ignudo tanto ben ricerco di muscoli, vene, nerbi, sopra l'ossatura di quel corpo, ne ancora un morto più simile al morto di quello. Quivi è dolcissima aria di testa, ed una concordanza nelle appicature, e congiunture delle braccia, ed in quelle del corpo e deile gambe, i polsi e le vene lavorate, che in vero si maraviglia lo stupore, etc., etc. (VASARI, X, page 30.)

à tirer une statue haute d'environ neuf brasses (cinq mètres vingt-deux centimètres) d'un bloc de marbre gâté longues années auparavant par un sculpteur ignorant. Il doit commencer le travail le 1er septembre 1501. Il recevra chaque mois, pendant deux ans, six florins larghi; de plus on lui fournira les ouvriers nécessaires. Michel-Ange fit un modèle de cire, construisit une barraque bien fermée autour du bloc de marbre, et commença son travail le 13 septembre 1501. Il a fort bien résolu le problème: Étant donné un bloc de marbre ébauché, trouver une attitude qui lui convienne. Le David est debout; c'est un trèsjeune homme qui tient une fronde. L'on voit encore l'ancienne ébauche au sommet de la tête, et à une épaule qui est restée un peu en dedans.

Il faut suivre les progrès du style de Michel-Ange. Dans le basrelief du combat, il règne une grande sobriété de contours convexes; il y a moins de fierté, et même une certaine douceur d'exécution.

Le Bacchus est plus grec qu'aucun de ses autres ouvrages. Il y a encore un peu de douceur dans la Pietà de Saint-Pierre. Cette douceur expire tout à fait dans le David colossal; depuis il fut le terrible Michel-Ange.

Était-ce imitation de l'antique, ou imitation de la natur comme à Bologne?

Soderini, étant venu voir la statue, dit qu'il trouvait un grand défaut, le nez était trop gros. Le sculpteur prend un peu de poussière de marbre et un ciseau, et, donnant quelques coups de marteau sans toucher à sa statue, il laisse tomber à chaque fois un peu de poussière: « Vous lui avez donné la vie, » s'écrie le gonfalonier. Vasari fait les réflexions suivantes 1 : « A dire vrai, depuis que ce David est en place (1504), il a entièrement éclipsé la réputation de toutes les statues modernes ou antiques, grecques ou romaines. On peut dire que ni le Marforio de Rome, ni le Tibre ou le Nil du Belvédère, ni les Géants de Montecavallo, ne peuvent lui être comparés, tant Michel-Ange a su y réunir de beautés. On n'a jamais vu de pose générale plus gra→

1 Tome X, page 52, édition de Sienne.

cieuse, ni de plus beaux contours que ceux des jambes. Il est certain qu'après avoir vu cette statue, l'on ne doit plus conserver de curiosité pour aucun autre ouvrage fait de nos jours ou dans l'antiquité, par quelque sculpteur que ce soit 1. »>

Soderini donna quatre cents écus à Michel-Ange. Il lui avait fait faire un groupe en bronze de David et de Goliath, qui fut porté en France, où l'on ne sait ce qu'il est devenu. Il en est de même d'un Hercule fait avant son voyage à Venise 2.

Des marchands flamands envoyèrent dans leur patrie un basrelief de bronze représentant la Madone et l'Enfant Jésus. Il ébaucha une statue de Saint Matthieu, qui se voit encore dans la première cour de Santa Maria del Fiore, et qu'il abandonna peut-être comme ayant une position trop contournée.

Pour ne pas laisser tout à fait la peinture, il fit pour Angelo Doni cette Madone qui est à la tribune de la galerie de Florence, et qui y fait une si singulière figure à côté des chefs-d'œuvre de grâce de Léonard et de Raphaël. C'est Hercule maniant des fuseaux. Il y a entre autres dans le lointain quelques figures nues dont Michel-Ange s'est amusé à détailler tous les muscles, en dépit de toute perspective aérienne.

CHAPITRE CXLVII.

L'ART D'IDÉALISER REPARAÎT APRÈS QUINZE SIÈCLES

Soderini, qui goûtait de plus en plus son talent, le chargea de peindre à fresque une partie de la salle du Conseil dans le palais du gouvernement (1504). Léonard de Vinci avait entrepris l'autre moitié.

Il y représentait la victoire remportée à Angbiari sur le célèbre Piccinino, général du duc de Milan, et avait choisi pour son premier plan une mêlée de cavalerie avec la prise d'un étendard.

Buonarotti eut à peindre la guerre de Pise, et prit pour sujet

1 Au contraire, ce David est fort médiocre, et les jambes surtout sont lourdes.

* Deux mètres trente-deux centimètres de proportion.

principal une circonstance fournie par le récit de la bataille. Le jour de l'action, la chaleur était accablante, et une partie de l'infanterie se baignait tranquillement dans l'Arno, lorsque tout à coup l'on cria: Aux armes! Un des généraux de Florence venait d'apercevoir l'ennemi en pleine marche d'attaque sur les troupes de la république.

Le premier mouvement d'épouvante et de courage produit sur ces soldats, surpris par le cri: Aux armes ! est celui qu'a saisi Michel-Ange.

Benvenuto Cellini, qui a si peu loué, écrivait en 1559 : « Ces fantassins nus courent aux armes, et avec de si beaux mouvements, que jamais ni les anciens ni les modernes n'ont fait œuvre qui arrive à ce point d'excellence. Comme je l'ai dit, le carton du grand Léonard avait aussi un haut degré de beauté. Ces deux cartons furent placés, l'un dans la salle du Pape, et l'autre dans le palais de Médicis. Tant qu'ils durèrent, ils furent l'école du monde. Quoique le divin Michel-Ange ait fait depuis la grande chapelle du pape Jules, il n'atteignit jamais même à la moitié du talent qu'il avait montré dans la bataille de Pise. De sa vie il n'est remonté à la sublimité de ces premiers élans de son génie1. »

Vasari cite surtout l'expression d'un vieux soldat qui, pour se garantir du soleil en se baignant, s'était mis sur la tête une couronne de lierre : il s'assied pour se vêtir; mais ses vêtements ne peuvent glisser sur des membres mouillés, et il entend le tambour et les cris qui s'approchent. L'action des muscles de cet homme, et surtout le mouvement d'impatience de la bouche n'ont jamais été égalés. L'on se figure les mouvements passionnés, les raccourcis admirables que Michel-Ange sut trouver parmi tant de soldats nus ou à moitié vêtus. Emporté par le feu de son génie, à peine, pour ne pas perdre ses idées, se donnait-il le temps de tracer ses personnages. Les uns avaient les clairs et les ombres, d'autres étaient au simple contour, d'autres enfin à peine dessinés au charbon.

Les artistes restèrent muets d'admiration à l'aspect d'un tel

Tome Ier, page 31, édition des classiques.

ouvrage. L'art d'idéaliser se montrait pour la première fois : la peinture était affranchie pour toujours du style mesquin. Ils n'avaient jamais eu l'idée d'une telle puissance exercée sur les âmes au moyen du dessin.

Tous les peintres à l'envi se mirent à étudier ce carton. Aristote de Sangallo, ami de Michel-Ange; Ridolfo Ghirlandajo, Raphaël d'Urbin1, Granacci, Bandinelli, Alphonse Berughetta, Espagnol, André del Sarto, le Franciabigio, Sansovino, le Rosso, Pontormo, Pierin del Vaga, tous vinrent y apprendre à voir la nature sous un aspect plus enflammé et plus fort.

Pour ne pas avoir ce concours d'artistes et de curieux dans le lieu même où s'assemblait le gouvernement, on fit porter le carton dans une salle haute, et ce fut l'occasion de sa perte. Lors de la révolution de 1512, quand la république fut abolie, et les Médicis rappelés, personne ne songeant au chef-d'œuvre de Michel-Ange, Baccio Bandinelli, qui avait de fausses clefs de la salle, le coupa en morceaux et l'emporta. A quoi il fut excité par jalousie de ses camarades, et peut-être aussi par amitié pour Léonard que ce carton faisait paraître froid, et par haine pour Michel-Ange. Ces fragments se répandirent dans toute l'Italie; Vasari parle de ceux qui se voyaient de son temps à Mantoue, dans la maison d'Uberto Strozzi. En février 1575, on voulait les vendre au grand-duc de Toscane. Depuis il n'en a plus été question.

Tout ce qui reste aujourd'hui de ce grand effort de l'art, pour sortir de la froide et exacte imitation de la nature, c'est la figure du vieux soldat gravée par Marc-Antoine, et regravée par Augustin de Venise, estampe connue en France sous le nom des Grimpeurs. Marc-Antoine a aussi gravé la figure d'un soldat vu par derrière.

Le vulgaire a coutume de dire que Michel-Ange manque d'idéal, et c'est lui qui, parmi les modernes, a inventé l'idéal. Il se délassait de l'extrême application qu'il donnait à ce grand ouvrage par la lecture des poëtes nommés alors vulgaires. Il fit lui-même des vers italiens 2.

1 Ce grand homme vint à Florence vers la fin de 1504.

2 Imprimés à Florence en 1623 et 1726. Le manuscrit est à la bibliothèque du Vatican. Les marges sont chargées d'esquisses.

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