Page images
PDF
EPUB

ils jettent sur-le-champ dans les grandes questions sur la nature de l'homme 1.

CHAPITRE CXLIV.

QU'IL N'Y A POINT DE VRAIE GRANDEUR SANS SACRIFICE.

Quelques philosophes d'académie ne manqueront pas de dire que rien n'est si aisé aux beaux-arts que d'exprimer les sentiments divins. Cela est d'autant plus aisé, qu'il nous est absolument impossible même de concevoir le plus simple des sentiments que la Divinité peut avoir à l'égard de l'homme. Si quelqu'un soutient l'opinion contraire, offrez-lui de l'encre et du papier, et priez-le d'écrire ce qu'il conçoit si bien.

Les arts ne sauraient être touchants qu'en peignant des passions d'hommes, comme vous l'avez vu par l'exemple du plus attendrissant des spectacles que la religion puisse offrir; dès qu'en admirant les tableaux sublimes placés dans nos églises il entre dans notre tête la moindre idée religieuse, nos larmes se sèchent pour toujours 2. La religion de F*** n'était qu'un égoïsme tendre.

La jeune femme de Lorette voyait son fils ou son amant assassiné et la tête appuyée sur ses genoux, ou bien elle croyait que cette mère si tendre et si malheureuse avait le pouvoir de la faire entrer en paradis, et elle se repentait amèrement de l'avoir fàchée par ses péchés.

Le spectateur, qui avait assez refléchi pour connaître que ce n'était pas là ce qu'il devait se figurer, ne savait comment faire pour s'attendrir.

La représentation d'un fait dans lequel Dieu lui-même est acteur peut être singulière, curieuse, extraordinaire, mais ne saurait être touchante. Canova lui-même entreprendrait en vain le

1 Écrit à Saint-Pierre du Vatican, le 1er juillet, à cinq heures du matin. C'est le moment de voir les églises à Rome; plus tard, on est gêné par la présence des fidèles. On fait prévenir le portier la veille.

2 Pour faire place au profond respect.

sujet de Michel-Ange. II augmenterait le nombre des paysannes de Lorette, mais ne nous donnerait pas de nouveaux sentiments. Dieu peut être bienfaiteur; mais, comme il ne s'ôte rien en nous comblant de bienfaits, ma reconnaissance, si je la sépare de l'espoir d'obtenir de nouveaux avantages par la vivacité de ses transports, ma reconnaissance, dis-je, ne peut qu'être moindre de ce qu'elle serait envers un homme 1.

Et ce Japonais, me dira-t-on, qui, dans le tableau de Tiarini placé à Bologne dans la chapelle de Saint-Dominique, voit ressusciter son enfant par saint François-Xavier; s'il sent la reconnaissance la plus vive, répondrai-je, c'est par un homme qu'elle lui est inspirée. Si c'était Dieu qui fît ce miracle, lui qui est toutpuissant, pourquoi a-t-il laissé mourir ce pauvre enfant? Et même saint François-Xavier, de quoi se prive-t-il en le ressuscitant? C'est Hercule ramenant Alceste du royaume des morts, mais ce n'est pas Alceste se sacrifiant pour sauver les jours de son époux.

Le seul sentiment que la Divinité puisse inspirer aux faibles mortels, c'est la terreur, et Michel-Ange sembla né pour imprimer cet effroi dans les âmes par le marbre et les couleurs.

Maintenant que nous avons vu jusqu'où s'étendait la puissance de l'art, descendons à des considérations uniquement relatives à l'artiste.

CHAPITRE CXLV.

MICHEL-ANGE, L'HOMME DE SON SIÈCLE.

Veut-on réellement connaître Michel-Ange? Il faut se faire citoyen de Florence en 1499. Or, nous n'obligeons point les étrangers qui arrivent à Paris à avoir un cachet de cire rouge

1 C'est ainsi que notre divin Sauveur s'est fait homme lorsqu'il a voulu se rendre sensible à la faiblesse humaine. Les sublimes impressions de tendresse par lesquelles la venue du Messie a tempéré dans nos cœurs le respect du Dieu d'Israël, ne sont autre chose que la douce émanation de ce touchant et incompréhensible mystère.

sur l'ongle du pouce: nous ne croyons ni aux apparitions, ni å l'astrologie, ni aux miracles 1. La constitution anglaise a montré à la terre la véritable justice, et les attributs de Dieu ont changé. Quant aux lumières, nous avons les statues antiques, tout ce que des milliers de gens d'esprit ont dit à leur sujet, et l'expérience de trois siècles.

Si, à Florence, le commun des hommes eût déjà été à cette hauteur, où ne se fût pas trouvé le génie de Buonarotti? Mais les idées simples d'aujourd'hui alors eussent été surnaturelles. C'est par le cœur, c'est par le ressort intérieur que les hommes de ce temps-là nous laissent si loin en arrière. Nous distinguons mieux le chemin qu'il faut, suivre, mais la vieillesse a glacé nos jarrets; et, tels que ces princes enchantés des nuits arabes, c'est en vain que nous nous consumons en mouvements inutiles, nous ne saurions marcher. Depuis deux siècles, une prétendue politesse proscrivait les passions fortes, et, à force de les comprimer, elle les avait anéanties: on ne les trouvait plus que dans les villages 3. Le dix-neuvième siècle va leur rendre leurs droits. Si un Michel-Ange nous était donné dans nos jours de lumière, où ne parviendrait-il point? Quel torrent de sensations nouvelles et de jouissances ne répandrait-il pas dans un public si bien préparé par le théâtre et les romans! Peut-être créerait-il une sculpture moderne, peut-être forcerait-il cet art à exprimer les passions, si toutefois les passions lui conviennent. Du moins Michel-Ange lui ferait-il exprimer les états de l'âme. La tête de Tancrède, après la mort de Clorinde, Imogène apprenant l'infidélité de Posthumus, la douce physionomie d'Herminie arrivant chez les bergers, les traits contractés de Macduff demandant l'histoire du meurtre de ses petits-enfants, Othello après avoir tué Desdémona, le groupe de Roméo et Juliette se réveillant

1 Nous parlons des miracles actuels, et sommes pleins de vénération et de foi pour les miracles que Dieu a jugés nécessaires pour l'établissement de la vraie religion.

2 On veut dire que les hommes s'en sont fait une idée plus juste. Voyez l'homme de désir.)

* Histoire de Maïno, admirable voleur, tué en 1806 près d'Alexandrie. W. E.

dans le tombeau, Ugo et Parisina écoutant leur arrêt de la bouche de Nicolo, paraîtraient sur le marbre, et l'antique tomberait au second rang.

L'artiste florentin n'a rien vu de tout cela, mais seulement que la terreur est le premier sentiment de l'homme, qu'elle triomphe de tout, qu'il excellait à la faire naître. Sa supériorité dans la science anatomique est venue lui donner une nouvelle ardeur : il s'en est tenu là.

Comment aurait-il deviné qu'il y avait une autre beauté? Le beau antique, de son temps, ne plaisait que comme bien dessiné. Pour admirer l'Apollon, il faut l'urbanité d'Athènes; Michel-Ange se voyait employé sans cesse à des sujets religieux ou à des batailles: une férocité sombre faisait la religion de son siècle.

La volupté inhérente au climat d'Italie et les richesses en avaient éloigné le fanatisme. Avec ses idées de réforme, Savonarole mit un instant à Florence cette noire passion dans tous les cœurs. Ce novateur fit effet, surtout sur les âmes fortes, et l'histoire rapporte que toute sa vie Michel-Ange eut présente à la pensée l'affreuse figure du moine expirant dans les flammes. Il avait été l'ami intime de ce malheureux. Son âme, plus forte que tendre, resta empreinte de la terreur de l'enfer, et il trouva des esprits bien autrement préparés que nous à fléchir sous ce sentiment. Quelques princes, quelques cardinaux étaient déistes, mais le pli de la première enfance restait toujours. Pour nous, nous avons lu Voltaire à douze ans 1.

Tout l'ensemble du quinzième siècle éloigna donc MichelAnge des sentiments nobles et rassurants dont l'expression fait la beauté du dix-neuvième.

Il fut par excellence le représentant de son siècle, et, comme Léonard de Vinci, il ne devina point les douces mœurs d'un autre âge. La preuve en est dans cette différence caractéristique devant un personnage de Michel-Ange, nous pensons à ce qu'il fait, et non à ce qu'il sent.

La Mère du Christ à la Pietà n'est certainement pas à nos yeux

1 L'auteur est loin d'approuver ce qu'il rapporte comme historien.

un modèle de beauté, et cependant, quand Michel-Ange l'eut finie, on lui reprocha d'avoir fait si belle la mère d'un homme de trente-trois ans.

« Cette mère fut une vierge, répondit fièrement l'artiste, et vous savez que la chasteté de l'âme conserve la fraîcheur des traits. Il est même probable que le ciel, pour rendre témoi– gnage de la céleste pureté de Marie, permit qu'elle conservât le doux éclat de la jeunesse, tandis que, pour marquer que le Sauveur s'était réellement soumis à toutes les misères humaines, il ne fallait pas que la divinité nous dérobât rien de ce qui appartient à l'homme. C'est pour cela que la Vierge est plus jeune que son âge, et que je laisse au Sauveur toutes les marques du sien1.

[ocr errors]

Vous voyez le théologien, et non les souvenirs de l'homme passionné employés avec la hardiesse inflexible d'une logique profonde; son siècle était bien loin de lui faire quelque objection sur les muscles trop marqués du Christ. Il n'en a fait qu'un athlète, car avec ses principes du beau idéal il ne pouvait rendre ses vertus 2.

1 Condivi, page 32. Michel-Ange, comme artiste, pensait donc avec nous que Dieu ne pouvait exciter la sympathie qu'en descendant à la faiblesse humaine, ainsi que nous l'avons dit page 313 à la note.

2 Du reste, cette Pietà de Michel-Ange, dans la première chapelle à droite en entrant, est trop haut et en trop mauvais jour. C'est le malheur des trois quarts des ouvrages d'art placés dans les églises. Cette Pietà fut demandée à Michel-Ange par l'ambassadeur de France, le cardinal de Villiers, qui la mit à la chapelle des Français dans l'antique SaintPierre. Lorsque Bramante démolit l'ancienne église, la Pietà de Buonarotti fut transportée sur l'autel du chœur, et ensuite sur l'autel de la chapelle du Crucifix *. Il y en a une copie en marbre par Nani à l'église dell' Anima, et à Saint-André une copie en bronze. L'église de San-Spirito, à Florence, la même où l'on va voir le Crucifix en bois de Michel

* Le cardinal de Villiers, abbé de Saint-Denis, et ambassadeur de Charles VIII auprès d'Alexandre VI, mourut à Rome en 1499. Le Ciacconio dit de ce cardinal: << Romæ agens curavit fabricari a Michele Angelo Bonarotta, adhuc adolescente, excellentissimam iconem marmoream D. Mariæ, et Filii mortui inter brachia materna jacentis, quam posuit in capella regia Franciæ D. Petri ad Vaticanum templo. »

« PreviousContinue »