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leçons, n'a pas assez d'esprit pour mentir. Le petit écrit qu'il a publié peut donc être regardé comme tissu à peu près unique. ment des pensées de Michel-Ange.

S'il était au monde un sujet que ce grand sculpteur fût peu propre à rendre, c'était l'expression voluptueuse du Bacchus antique. Dans tous les arts, il faut avoir soi-même éprouvé les sensations que l'on veut faire naître. Sans sa religion, Michel-Ange eût peut-être fait l'Apollon du Belvédère, mais jamais la Madonna alla Scodella, et je conçois bien que l'aimable Léon X ne l'ait pas employé.

Cette expression de Bacchus qu'il voulut rendre existe sur le marbre dans la statue divine qui est à Paris 1. Une âme sensible ne la regardera point sans attendrissement : c'est un tableau du Corrége traduit en marbre. En voyant l'image si peu farouche de ce plus ancien des conquérants, vous croyez entendre dans une langue d'une harmonie céleste, et que n'ont point profanée les bouches vulgaires, la belle octave du Tasse,

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qui proclame la victoire des jouissances de la sensibilité sur celles de l'orgueil.

J'ai revu souvent la statue de Michel-Ange: elle est bien loin de ce caractère de volupté, d'abandon et de divinité qui respire dans le Bacchus antique. La statue de Florence m'a toujours paru une idylle écrite en style d'Ugolin.

La poitrine est extrêmement élevée : Michel-Ange devinait l'antique pour l'expression de la force; mais le visage est rude et sans agrément; il ne devinait pas l'expression des vertus. On voit qu'arrivé au point de surpasser tous les sculpteurs de son siècle il s'élançait dans l'idéal au delà de l'imitation servile, mais ne savait où se prendre pour être grand.

Ainsi cet homme, qui, à considérer les dons de la nature, ne

En 1811, Musée des antiques, salle de l'Apollon, à droite en entrant.

fut inférieur à aucun de ceux dont l'histoire garde le souvenir, brisa les entraves qui, depuis la renaissance de la civilisation, retenaient les artistes dans un style étroit et mesquin.

Mais les modernes formés par les romans de chevalerie et la religion, et qui veulent de l'âme en tout, diront qu'il lui manqua, en revenant à Florence après Bologne, de trouver l'Apollon ou l'Hercule Farnese. Son goût se fût élevé à l'expression des grandes qualités de l'âme, au lieu de se borner à l'expression de la force physique et de la force de caractère; et ce que notre âme avide demande aux arts, c'est la peinture des passions, et non pas la peinture des actions que font faire les passions.

CHAPITRE CXLI.

SPECTACLE TOUCHANT.

Après le Bacchus, Buonarotti fit, pour le cardinal de Villiers, abbé de Saint-Denis, le groupe célèbre qui a donné son nom à la chapelle dellà Pieta à Saint-Pierre 1. Marie soutient sur ses genoux le corps de son Fils, que quelques amis fidèles viennent de détacher de la croix.

C'est dommage que les phrases éloquentes de nos prédicateurs, et les estampes de même force qui garnissent les prie-Dieu, nous aient blasé sur ce spectacle déchirant. Nos paysans, plus heureux que nous, ne songeant pas au ridicule de l'exécution, sont directement sensibles au spectacle qu'on met sous leurs yeux.

C'est une observation que j'ai eu l'occasion de faire de la manière la plus frappante dans la jolie église de Notre-Dame de Lorette, sur le bord de l'Adriatique. Une jeune femme fondait en larmes pendant le sermon en regardant un mauvais tableau représentant une Pietà, comme le fameux groupe de MichelAnge,

• Dans cette belle langue italienne, on appelle una pietà par excellence la représentation du spectacle le plus touchant de la religion chré

tienne.

216 octobre 1802.

Moi, homme supérieur, je trouvais le sermon ridicule, le tableau détestable ; je bâillais, et n'étais retenu là que par le devoir de voyageur.

Lorsque Louis XI, faisant trancher la tête au duc de Nemours, ordonne que ses petits enfants soient placés sous l'échafaud pour être baignés du sang de leur père, nous frémissons à la lecture de l'histoire; mais ces enfants étaient jeunes, ils étaient peutêtre plus étonnés qu'attendris par l'exécution de cet ordre barbare; ils n'avaient pas assez de connaissance des malheurs de la vie pour sentir toute l'horreur de cette journée.

Si l'un d'eux, plus âgé que les autres, sentait cette horreur, l'idée d'une vengeance atroce comme l'offense remplissait sans doute son âme et y portait la vie et la chaleur. Mais une mère au déclin de l'âge, une mère qui ne put aimer son mari, et dont toutes les affections s'étaient réunies sur un fils jeune, beau, plein de génie, et cependant sensible comme s'il n'eût été qu'un homme ordinaire! il n'y a plus d'espoir pour elle, plus de soutien; son cœur est bien loin d'être animé par l'espoir d'une vengeance éclatante: que peut-elle, pauvre et faible femme contre un peuple en fureur? Elle n'a plus ce fils, le plus aimable et le plus tendre des hommes, qui avait précisément ces qualités qui sont senties vivement par les femmes, une éloquence enchanteresse employée sans cesse à établir une philosophie où le nom et le sentiment de l'amour revenaient à chaque instant.

Après l'avoir vu périr dans un supplice infâme, elle soutient sur ses genoux sa tête inanimée. Voilà sans doute la plus grande douleur que puisse sentir un cœur de mère.

CHAPITRE CXLII.

CONTRADICTION.

Mais la religion vient anéantir en un clin d'œil ce qu'il y aurait d'attendrissant dans cette histoire, si elle se passait au fond d'une cabane1. Si Marie croit que son Fils est Dieu, et elle ne

1 Revoir la note à la fin de l'Introduction. Il est inutile de répéter que

peut en douter, elle le croit tout-puissant. Des lors, le lecteur n'a qu'à descendre dans son âme, et, s'il est susceptible de quel que sentiment vrai, il verra que Marie ne peut plus aimer Jésus de l'amour de mère, de cet amour si intime qui se compose de souvenirs d'une ancienne protection, et d'espérance d'un soutien à venir.

S'il meurt, c'est apparemment que cela convient à ses desseins, et cette mort, loin d'être touchante, est odieuse pour Marie, qui, tandis qu'il se cachait sous une enveloppe mortelle, avait pris de l'amour pour lui. Il devait tout au moins, s'il avait eu pour elle la moindre reconnaissance, lui rendre ce spectacle invisible.

Il est superflu de faire remarquer que cette mort est inexplicable pour Marie. C'est un Dieu tout-puissant et infiniment bon qui souffre les douleurs d'une mort humaine, pour satisfaire à la vengeance d'un autre Dieu infiniment bon.

La mort de Jésus, laissée visible à Marie, ne pouvait donc être pour elle qu'une cruauté gratuite. Nous voilà à mille lieues de l'attendrissement et des sentiments d'une mère.

CHAPITRE CXLIII.

EXPLICATIONS.

On peut faire sa cour à un être tout-puissant, mais on ne peut pas l'aimer. Auprès des rois de la terre notre cœur a des moments d'ivresse, si le roi nous prend sous le bras pour faire un tour de jardin.

nous parlons comme peintres, et que nous sommes malheureusement réduits à examiner les productions de l'art sous des rapports purement humains, car, encore une fois, ce sont les actions et les passions des faibles mortels que nous voyons dans les tableaux. Quel peintre serait assez sacrilége pour oser croire qu'il a représenté la Divinité? C'est une prétention qui n'a pu appartenir qu'aux païens, et ces païens tout indignes seraient ravis de la Sainte Cécile de Raphaël Au Musée, combien d'hérétiques ont éprouvé autant de plaisir que les vrais dévots. R. C.

C'est que notre pensée savoure par avance le bonheur qui sera le fruit d'un tel degré de faveur. Et puis, quelque puissants que soient les rois de la terre, ils sont hommes aussi; comme nous ils ont leurs misères.

Si nous avons fait la guerre avec celui qui nous parle, nous l'avons vu faire faire, en souriant, un mouvement à son cheval pour éviter un boulet qui venait en ricochant. Une fois il s'est privé d'un morceau de pain dans un moment où nous en manquions, pour le donner à un malheurcux blessé. Un autre jour il a pardonné à des espions accusés d'en vouloir à sa vie. Voilà des actions d'homme, et d'homme aimable, des choses qui nous montrent que, sous plusieurs rapports, ce roi est de chair et de sang comme nous; des traits enfin qui peuvent quelquefois faire passer, avec la rapidité de l'éclair, par un cœur jeune encore, quelque sentiment ressemblant à de l'amitié.

Mais supposons un instant le prince qui nous traitait si bien exactement tout-puissant, dans toute l'étendue du terme.

Il n'a pas pu chercher à éviter le boulet qui venait en ricochant, il n'avait qu'à lui ordonner de s'arrêter.

Il n'a pas eu à s'imposer un bien grand effort pour pardonner à des assassins ridicules, puisqu'il est immortel.

Il n'a pas pu faire un sacrifice en donnant son dernier morceau de pain au malheureux blessé. Il fallait guérir sur-le-champ le blessé, ou mieux encore faire qu'il n'y eut ni blessé ni malheureux ; on voit que le beau moral nous échappe en même temps que l'humanité.

Et même, si ce roi merveilleux vient à guérir le blessé, d'un coup de baguette, il fait une chose fort aisée, et bien inférieure à l'action du prince simple mortel, qui lui donnait son dernier morceau de pain.

En un mot, ce roi tout-puissant, cet être fort par excellence, et au bonheur duquel nous ne saurions contribuer, ne peut être malheureux. Voilà le sceau fatal de l'humanité que je cherche en vain sur son front. A l'instant je lis dans mon cœur qu'en quelque position qu'on me place auprès d'un tel être, je ne puis absolument pas l'aimer.

Tel est le plaisir d'aller voir les œuvres des grands artistes :

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