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le lendemain il retourna tristement chez son père, où le chagrin l'empêchait de travailler. Il vint à tomber beaucoup de neige, chose rare à Florence; Pierre de Médicis eut la fantaisie de faire dans sa cr une figure colossale de neige, et se souvint de Michel-Ange: il le fit appeler, fut très-content de sa statue, et lui fit rendre la chambre et le traitement qu'il avait du temps de son père.

Le vieux Buonarotti, voyant son fils toujours recherché par les gens les plus puissants de la ville, commença à trouver la sculpture moins ignoble, et lui donna des vêtements plus convenables.

Florence s'indignait de la bêtise du nouveau souverain, qui avait débuté par faire jeter dans un puits le médecin de son père. Quant à ses rapports avec les gens d'esprit et les artistes, l'histoire raconte que Pierre se félicitait surtout d'avoir auprès de lui deux hommes rares: Michel-Ange, qu'il regardait comme un grand sculpteur, et ensuite un coureur espagnol parfaitement beau, et si leste, que quelque vite que Pierre pût pousser un cheval, le coureur le devançait toujours.

Depuis sa rentrée au palais, Michel-Ange fit un crucifix de bois presque aussi grand que nature pour le prieur de San Spirito le moine se trouva homme d'esprit, et voulut favoriser ce génie naissant. Il lui donna une salle secrète dans son couvent, et lui fit fournir des corps, au moyen desquels Michel-Ange put se livrer à toute sa passion pour l'anatomie.

CHAPITRE CXXXVIII.

VOYAGE A VENISE, IL EST ARRÊTÉ A BOLOGNE.

Le musicien de Laurent de Médicis, un nommé Cardière, qui improvisait très-bien en s'accompagnant de la lyre, et qui, du vivant du grand homme, venait tous les soirs chanter devant lui, arriva tout pâle un matin chez Michel-Ange. il lui conta que Laurent lui était apparu la nuit précédente, hideusement couvert d'une robe noire tout en lambeaux, et, d'une voix ter

rible, lui avait commandé d'aller annoncer à Pierre que sous peu il serait chassé de Florence. Michel-Ange exhorta son ami à obéir à leur bienfaiteur. Le pauvre Cardière s'achemina vers la villa de Careggi pour aller exécuter l'ordre de l'ombre. Il trouva à moitié chemin le prince qui revenait en ville au milieu de toute sa maison, et l'arrêta pour lui faire son message: on peut penser comme il fut reçu.

Michel-Ange, voyant l'endurcissement de Médicis, partit surle-champ pour Venise. Cette fuite serait ridicule de nos jours, où les changements politiques n'influent que sur le sort des gouvernants. Il en était autrement à Florence; on y connaissait déjà la maxime, qu'il n'y a que les morts qui ne reviennent point; et les passages de la monarchie à la république, et de la république à la monarchie, étaient toujours accompagnés de nombreux assassinats. Le caractère italien dans toute sa fierté naturelle, plus sombre, plus vindicatif, plus passionné qu'il ne l'est aujourd'hui, profitait du moment pour se livrer à ses vengeances; le calme rétabli, le nouveau gouvernement cherchait des partisans et non des coupables.

A Venise, l'argent manque bientôt à Michel-Ange, d'autant plus qu'il avait pris avec lui deux de ses camarades, et il se met en route pour revenir par Bologne. Il y avait alors dans cette ville une loi de police qui obligeait tous les étrangers qui entraient à porter sur l'ongle du pouce un cachet de cire rouge: Michel-Ange ignorant cette loi fut conduit devant le juge, et condamné à une amende de cinquante livres, qu'il ne pouvait payer. Un Aldrovandi, de cette noble famille chez laquelle l'amour des arts est héréditaire, vit le jugement, fit délivrer Michel-Ange, et l'amena dans son palais. Chaque soir il le priait de lui lire avec sa belle prononciation florentine quelque morceau de Pétrarque, de Boccace ou du Dante.

Aldrovandi se promenant un jour avec lui, ils entrèrent dans l'église de Saint-Dominique. Il manquait à l'autel ou tombeau, qu'avaient travaillé autrefois Jean Pisano et Nicolà dell' Urna, deux petites figures de marbre, un saint Pétrone au sommet du monument, et un ange à genoux qui tient un flambeau.

Tout en admirant les anciens sculpteurs, Aldrovandi demanda

à Michel-Ange s'il se sentirait bien le courage de faire ces statues : « Certainement, » dit le jeune homme; et son ami lui fit donner cet ouvrage, qui lui valut trente ducats.

Ces figures sont très-curieuses; on y voit clairement que ce grand homme commença par la plus attentive imitation de la nature, et qu'il en sut rendre les grâces et toute la morbidezza.

Si depuis il s'écarta si fort de cette manière, c'est à dessein formé, et pour atteindre au beau idéal. Son style terrible et si grandiose est le fruit de cette idée, de sa passion pour l'anatomie, et du hasard qui lui donna à faire dans la voûte de la chapelle Sixtine à Rome, un ouvrage qui, à suivre les idées qu'on avait alors de la divinité, demandait précisément le style auquel le portait son caractère.

CHAPITRE CXXXIX.

VOULUT-IL IMITER L'ANTIQUE?

Après un peu plus d'un an de séjour, Michel-Ange, menacé d'assassinat par un sculpteur bolonais, rentra dans Florence. Les Médicis en avaient été chassés depuis longtemps1, et la tranquillité commençait à renaître.

Il fit un petit saint Jean, ensuite un Amour endormi. Un Mé– dicis, d'une branche républicaine, acheta la première statue, et, charmé de la seconde : « Si tu l'arrangeais, lui dit-il, de manière qu'elle parût nouvellement déterrée, je l'enverrais à Rome; elle passerait pour antique, et tu la vendrais beaucoup mieux. >>

Buonarotti, dans le caractère duquel entrait à merveille cette espèce d'épreuve de son talent, ternit la blancheur du marbre; la statue partit pour Rome, et Raphaël Riario, cardinal de SaintGeorge, qui la crut antique, la paya deux cents ducats. Quelque temps après, la vérité ayant percé jusqu'à l'Éminence, elle fut vivement piquée de l'injure faite à la sûreté de son goût. Un de ses gentilhommes fut expédié en toute hâte à Florence, et fei

1 Chassés pour la seconde fois en 1494, ils ne rentrèrent à Florence qu'en 1512. (VARCHI, lib. I.)

gnit de chercher un sculpteur pour quelque grand travail. Il vit tous les ateliers, et enfin alla chez Michel-Ange. qu'il pria de lui montrer quelque essai de son talent: le jeune artiste dit qu'il n'avait dans le moment rien de fini; il prit une plume, car alors le crayon n'était pas en usage, et, tout en causant avec le gentilhomme, dessina une main, probablement celle du Musée de Paris1. L'envoyé parut charmé du grandiose de son style, le loua beaucoup, et lui demanda quel avait été son dernier ouvrage. Michel-Ange, ne songeant plus à la statue antique, dit qu'il avait fait une figure de l'Amour endormi, pris à l'âge de six à sept ans, de telle grandeur, dans telle position, enfin lui décrivit la statue du cardinal; sur quoi le gentilhomme lui avoua le but de son voyage, et l'engagea fort à passer à Rome, pays où il trouverait à déployer et à augmenter ses rares talents. Il lui apprit que, quoique son commissionnaire ne lui eût envoyé que trente ducats pour la statue, elle en avait réellement coûté deux cents à Son Éminence, qui lui ferait justice du fripon. Le cardinal fit en effet arrêter le vendeur, mais ce fut pour reprendre son argent, et lui rendre la statue; dans la suite elle fut achetée par César Borgia, qui en fit cadeau à la marquise de Mantoue.

Il serait important de savoir si le cardinal était réellement connaisseur. J'ai fait des recherches inutiles. Rien de plus impossible que l'imitation pour un génie original et bouillant: Michel-Ange devait se trahir de mille manières.

A Bologne, il était le miroir de la nature. Avant de s'élancer à sa grande découverte, l'art d'idéaliser, se prêta-t-il à imiter l'antique?

Il brûlait de voir Rome, et suivit de près le gentilhomme, qui le logea; mais il ne trouva dans le cardinal que de la vanité blessée. Négligé par le protecteur sur lequel il avait trop compté, il fit pour un noble Romain, nommé Giacomo Galli, le Bacchus de la galerie de Florence. Il voulut rendre sensible, dit Condivi, l'idée que l'antiquité nous a laissée de l'aimable vainqueur des

1 Du moins la main dessinée pour le cardinal était-elle dans la ollection de Mariette.

Indes. Son projet fut de lui donner cette figure riante, ces yeux louchant légèrement et chargés de volupté, qu'on voit quelquefois dans les premiers moments de l'ivresse. Le dieu est couronné de pampres, de la main droite il tient une coupe, qu'il regarde avec complaisance, le bras gauche est recouvert d'une peau de tigre.

Michel-Ange mit plutôt la peau de tigre que l'animal vivant, afin de faire entendre que le goût excessif pour la liqueur inventée par Bacchus conduit au tombeau. Le dieu a dans la main gauche une grappe de raisin qu'un petit satyre plein de malice mange à la dérobée.

CHAPITRE CXL.

IL FAIT COMPTER ET NON SYMPATHISER AVEC SES PERSONNAGES.

Michel-Ange était fait pour exécuter dans les arts la chose précisément qu'il voulait faire, et non pas une autre. Il ne fut jamais homme à se contenter d'à peu près. S'il a erré, c'est son goût qui a eu tort, et non son habileté. S'il n'a pas pris dans la nature les choses que la partie du beau antique connue de son temps lui indiquait, c'est qu'il ne les a pas senties. Je dirais presque qu'il eut l'âme d'un grand général. Toujours confiné dans les pensées directement relatives aux beaux-arts, il mena trop la vie retirée d'un cénobite. Il ne nourrit pas la sensibilité de son âme en l'exposant aux chances ordinaires de la vie : il eût trouvé bien ridicule cette mélancolie qui fit le génie de Mozart.

Je me fonde sur son histoire, imprimée sous ses yeux à Rome en 1553, dix ans avant sa mort. Condivi, son élève, son confident intime, ne voit que par les yeux du maître, est plein de ses

L Lady Macbeth ne lui eût pas dit:

It is too full o' th' milck of human Kindness
To catch the nearest way.

I fear thy nature

Macbeth, scène vi

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