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cile, il errait le plus souvent dans Florence, sans atelier, sans étude fixe, et s'arrêtant partout où il voyait des peintres. Un jour Granacci le fit entrer dans les jardins de Saint-Marc, où l'on plaçait des statues antiques : c'étaient celles que Laurent le Magnifique rassemblait à grands frais. Il paraît que, dès re premier instant, ces ouvrages immortels frappèrent Michel-Ange. Dégoûté du style froid et mesquin, on ne le revit plus ni à la boutique de Ghirlandajo, ni chez les autres peintres; ses journées entières se passaient dans les jardins. Il eut l'idée de copier une tête de faune qui offrait l'expression de la gaieté. Le difficile était d'avoir du marbre. Les ouvriers, qui voyaient tous les jours ce jeune homme avec eux, lui firent cadeau d'un morceau de marbre, et lui prêtèrent même des ciseaux. Ce furent les premiers qu'il toucha de sa vie. En peu de jours la tête fut finie: le bas du visage manquait dans l'antique, il y suppléa, et fit à son faune la bouche extrêmement ouverte d'un homme qui rit aux éclats.

Médicis, se promenant dans ses jardins, trouva Michel-Ange qui polissait sa tête 1; il fut frappé de l'ouvrage, et surtout de la jeunesse de l'auteur: « Tu as voulu faire ce faune vieux, lui dit-il en riant, et tu lui as laissé toutes ses dents! ne sais-tu pas qu'à cet âge il en manque toujours quelqu'une? » Michel-Ange brûlait de voir le prince se retirer; à peine fut-il parti qu'il ôta une dent à son faune avec tout le soin possible, et attendit le lendemain. Laurent rit beaucoup de l'ardeur du jeune homme, et son grand caractère le portant à protéger tout ce qui paraissait supérieur : « Ne manque pas de dire à ton père, lui dit-il en partant, que je désire lui parler. »

CHAPITRE CXXXVI.

BONHEUR UNIQUE DE L'ÉDUCATION DE MICHEL-ANGE.

On eut toutes les peines du monde à décider le vieux gentilhomme: il jurait qu'il ne souffrirait jamais que son fils fût tail1 Elle est à la galerie de Florence.

leur de pierre. C'était en vain que les amis de la maison tâchaient de lui, faire entendre la différence d'un sculpteur à un maçon. Cependant, lorsqu'il fut devant le prince, il n'osa plus lui refuser son fils. Laurent l'engagea à chercher pour lui-même quelque place convenable. Dès le même jour, il donna à MichelAnge une chambre dans son palais (1489), le fit traiter en out comme ses fils, et l'admit à sa table, où se trouvaient journellement les plus grands seigneurs d'Italie et les premiers hommes du siècle. Michel avait alors quinze à seize ans : vous jugez l'effet d'un pareil traitement sur une âme naturellement haute.

Médicis faisait souvent appeler son jeune sculpteur pour jouir de son enthousiasme et lui montrer les pierres gravées, les médailles, les antiquités de tout genre dont il formait des collectiens.

De son côté, Michel-Ange lui présentait chaque jour quelque nouvel ouvrage. Politien, dans lequel toute la science de ce temps-là n'avait pu étouffer entièrement l'homme supérieur, était aussi l'hôte du prince. Il aimait le génie audacieux de MichelAnge, l'excitait sans cesse au travail, et avait toujours quelque entreprise nouvelle à lui présenter.

Il lui disait un jour que l'enlèvement de Déjanire et le combat des Centaures ferait un beau sujet de bas-relief, et, tout en démontrant la justesse de son idée, il lui conta cette histoire dans le plus grand détail : le lendemain le jeune homme la lui montra ébauchée. Ce bas-relief carré, et dont les figures ont environ une palme de proportion1, se voit dans la maison Buonarotti à Florence. Je ne sais pas pourquoi Vasari l'appelle le Combat des Centaures: ce sont des gens nus qui se battent à coups de pierres et à coups de massue, et il n'y a que la moitié d'un corps de cheval à peine terminé. Ce sont des corps mêlés dans les positions les plus bizarres et les plus difficiles; mais chaque figure a une expression marquée. Il y a des lueurs de génie admirables; par exemple, cet homme vu par le dos, qui en tire up autre par les cheveux, et cette figure vue de face qui assène un coup de massue: du reste, il y a quelques incorrections.

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Michel-Ange disait par la suite que toutes les fois qu'il revoyait cet ouvrage, il sentait un chagrin mortel de n'avoir pas uniquement suivi la sculpture. Il faisait allusion aux intervalles trèsconsidérables, et quelquefois de dix à douze ans, qu'il avait passés sans travailler, triste fruit de ses relations avec les princes. C'était la coutume de Laurent de donner de petits appointements à tous les artistes, et des prix considérables à ceux qui se distinguaient. Les appointements de Michel-Ange furent fixés à cinq ducats par mois, que le prince lui recommandait de porter à son père; et pour lui, comme après tout il était encore un enfant, il lui fit cadeau d'un beau manteau violet.

Le vieux Buonarotti, enhardi par les offres de Médicis, vint un jour lui dire : « Laurent, je ne sais faire autre chose que lire et écrire, il y a un emploi vacant à la douane qui ne peut être donné qu'à un citoyen, je viens vous le demander, car je crois pouvoir le remplir avec honneur.

-Vous serez toujours pauvre, lui dit en riant Médicis, qui s'attendait à une tout autre demande; cependant si vous voulez cet emploi, il est à vous jusqu'à ce que nous trouvions quelque chose de mieux. » Cette place pouvait valoir cent écus par an.

Michel-Ange employa plusieurs mois à dessiner à l'église del Carmine la chapelle de Masaccio. Là, comme partout, il fut supérieur, ce dont, comme de juste, il fut récompensé par un sentiment général de haine. Torrigiani, un de ses camarades, lui donna sur le nez un coup de poing si furieux, que le cartilage en fut écrasé, et cet accident augmenta la physionomie d'effort qui se remarque dans la figure de Michel-Ange comme dans celle de Turenne. La main de Dieu punit cet envieux, il alla en Espagne, où il fut un peu brûlé par la sainte inquisition 1.

Cependant Michel-Ange partageait les nobles plaisirs de la société la plus distinguée que le monde eût vue réunie depuis les

1 Ora torniamo a Torrigiani che conquel mio disegno in mano, disse cosi : « Questo Buonarotti ed io fanciulletti nella chiesa del Carmine dalla capella di Masaccio, e poi il Buonarotti aveva per usanza di uccellare tutti quelli che dissegnavano. Un giorno fra gli altri dandomi noja il detto, mi venne assai più stizza del solito; e stretto la mano, gli detti si gran pugno nel naso ch'io mi sentii fiaccare sotto il pugno quell' osso tenerume

temps d'Auguste. Les amis de Laurent allaient tour à tour habiter avec lui les palais champêtres qu'il se plaisait à bâtir au sein des délicieuses collines qui ont valu à Florence le nom de cité des fleurs. Les superbes jardins de Careggi entendirent les discussions philosophiques se revêtir des grâces de l'imagination, et la philosophie reconnut ce style enchanteur que Platon lui avait prêté jadis dans Athènes. Tantôt la société allait passer les mois les plus chauds dans la délicieuse vallée d'Asciano, où Politien trouvait que la nature semblait prendre à tâche d'imiter les efforts de l'art; tantôt on allait voir achever la charmante villa de Cajano, que Laurent faisait élever sur ses dessins, et qui reçut de Politien le nom poétique d'Ambra. Au milieu des profusions du luxe et des jouissances délicates que rassemblait la maison de l'homme le plus riche de l'univers, on ne le voyait s'occuper constamment avec ses amis que d'une seule chose, le soin de faire oublier qu'il était le maître.

Héritier de la protection que ses ancêtres accordaient aux arts, son âme sentit vivement le beau dans tous les genres, et il fit par sentiment ce qu'ils avaient fait par politique.

Inférieur à Côme dans la seule science du commerce, il le surpassa, lui et tous les Médicis, dans les vertus qui font le prince, et la postérité s'est montrée injuste envers un si grand homme en allant choisir la moindre de ses qualités, pour le désigner par le surnom de Magnifique.

L'enthousiasme pour l'antiquité aurait pu dégénérer, comme on le voit de nos jours, en admiration lourde et stupide. La sensibilité exquise et passionnée de Laurent, les bons mots que lui inspirait le moindre ridicule, et l'ironie, l'arme ordinaire de sa conversation, éloignaient ce défaut des sots.

Ses poésies dévoilent une âme passionnée pour l'amour, et qui aima Dieu comme une maîtresse, alliance que la nature ne met

del naso come se fosse stato un cialdone; e cosi segnato da me ne resterà infin che vive. >>

Queste parole generarono in me tanto odio, perchè vedevo i fatti del divino Michel-Agnolo che non tanto che a me venisse voglia di andarmene seco in Inghilterra, ma non potero patire di vederlo. (CelliniI, an. 1518, I, 32.)

que dans ces âmes qu'elle destine à être unies aux plus grands génies. Il avait coutume de dire: « Que celui-là est mort dès cette vie, qui ne croit pas en l'autre. » Avec le même style enflammé, tantôt il chante des hymnes sublimes au Créateur, tantôt il déifie l'objet de ses plaisirs.

Plus grand, comme prince, qu'Auguste et que Louis XIV, il protégea les lettres en homme fait pour y prendre un des premiers rangs, si sa naissance ne l'avait appelé à être le modérateur de l'Italie; et l'une des erreurs de l'histoire est d'avoir donné le nom de son fils au siècle qu'il fit naître.

Mais, déjà après une courte durée, les beaux jours de MichelAnge et des lettres commençaient à pâlir. Laurent, à peine âgé de quarante-quatre ans, était conduit au tombeau par une maladie mortelle : il est inutile de dire qu'il sut mourir en grand homme. Son fils, qui depuis fut Léon X, reçut le chapeau de cardinal. La pompe avec laquelle Florence célébra cette fête, la joie sincère des citoyens, l'éclat de leur amour, formèrent la dernière scène d'une si belle vie.

Laurent se fit transporter à la villa de Careggi : ses amis l'y suivirent en pleurant; il plaisantait avec eux dans les moments de relâche que lui laissaient ses douleurs. Il s'éteignit enfin le 9 avril 1492, et, par sa mort, la civilisation du monde sembla reculer d'un siècle.

On sent que chez ce prince libéral, Michel-Ange apprit tout, excepté le métier de courtisan. Au contraire, il est probable que, se voyant traité en égal par les premiers hommes de son siècle, il se fortifia de bonne heure dans cette fierté romaine qui ne peut se plier au remords des bassesses, et dont sa gloire est d'avoir su donner l'expression si frappante aux prophètes de la Sixtine.

CHAPITRE CXXXVII.

ACCIDENTS DE LA MONARCHIE.

Avec la vie de Laurent le Magnifique finit le bonheur unique de l'éducation de Michel-Ange; il avait dix-huit ans (1492). Dès

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