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CHAPITRE CXXXIII.

QU'ARRIVERA-T-IL DU BEAU MODERNE, ET QUAND ARRIVERA-T-IL?

Par malheur, depuis que le monde s'est mis à adorer le beau idéal antique, il n'a plus paru de grands peintres. L'usage qu'on en fait aujourd'hui en dégoûtera. Pourquoi pas? La Révolution nous a bien dégoûtés de la liberté, de grandes villes ont bien demandé qu'il n'y eût pas de constitution1!

La France a des poëtes qui, pour imiter Molière de plus près, le copient tout simplement, et qui, par exemple, pour faire un defiant, prennent l'intrigue du Tartufe. Mais ils changent les

noms.

Cette méthode générale s'applique aussi à la peinture.

Les peintres, ayant appris que l'Apollon est beau, copient toujours l'Apollon dans les figures jeunes. Pour les figures d'hommes faits, on a le torse du Belvédère. Mais le peintre se garde bien de mettre jamais rien de son âme dans son tableau: il pourrait être ridicule. L'art redevient tranquillement, et au milieu d'un concert de louanges, un pur et simple mécanisme, comme chez les ouvriers égyptiens. Les nôtres pourraient se sauver par le coloris; mais le coloris demande un peu de sentiment, et n'est pas précisément une science exacte comme le dessin.

Si nos grands artistes lisaient l'histoire, ils seraient bien scandalisés de voir leur place marquée par la postérité entre Vasari et Santi di Tito. Ceux-ci furent pour Michel-Ange ce qu'ils sont pour l'antique. Précisément les mêmes reproches qu'ils faisaient au Corrége, ils les font à Canova.

La place est faite en France pour un autre Raphaël. Les cœurs ont soif de ses ouvrages. Voyez comme ils ont accueilli la tête de Phèdre *. Du reste, on admire les expositions actuelles par

1 La ville de L3, par l'organe du grand poëte comique R.

2 Tableau de M. Guérin, à Saint-Cloud. Voir les têtes de Didon, d'É

devoir, car on dit au public : « Cela n'est-il pas bien conforme à l'antique? » Et le pauvre public ne sait que répondre. Il est dans son tort1, et s'écoule tranquillement en bâillant.

lise et de Clytemnestre, exposition de 1817. Ce grand artiste fait des progrès dans la science de l'expression. Quel dommage qu'il s'occupe si peu du clair-obscur !

1 Interrogatoire de l'Esturgeon, joli vaudeville des Variétés.

LIVRE SEPTIÈME

VIE DE MICHEL-ANGE

E quel che al par sculpe, e colora Michel più che mortal, Angiol Divino. ARIOSTO, C. XXIII.

CHAPITRE CXXXIV.

PREMIÈRES ANNÉES.

Il fallait ces idées pour juger Michel-Ange, maintenant tout va s'aplanir.

Michel-Ange Buonarotti naquit dans les environs de Florence. Sa famille, dont le vrai nom était Simoni-Canossa, avait été illustrée dans les siècles du moyen âge par une alliance avec la célèbre comtesse Mathilde.

Il vint au monde en 1474, le 6 de mars, quatre heures avant le jour, un lundi.

Naissance vraiment remarquable, s'écrie son historien, et qui montre bien ce que devait être un jour ce grand homme! Mercure suivi de Vénus étant reçu par Jupiter sous un favorable aspect, que ne pouvait-on pas se promettre d'un moment si bien choisi par le destin?

Soit que son père, vieux gentilhomme de mœurs antiques, partageât ces idées, soit qu'il voulût simplement lui donner une éducation digne de sa naissance, il l'envoya de bonne heure chez le grammairien Francesco da Urbino, célèbre alors dans Florence. Mais tous les moments que l'enfant pouvait dérober à

la grammaire, il les employait à dessiner. Le hasard lui donna pour ami un écolier de son âge, nommé Granacci, élève du peintre Dominique Ghirlandajo. Il enviait le bonheur de Granacci, qui le menait quelquefois en cachette à la boutique de son maître, et lui prêtait des dessins.

Ce secours enflamma le goût naissant de Michel-Ange; et, dans un transport d'enthousiasme, il déclara chez lui qu'il abandonnait tout à fait la grammaire.

Son père et ses oncles se crurent déshonorés, et lui firent les remontrances les plus vives; c'est-à-dire que, souvent, le soir, lorsqu'il rentrait à la maison ses dessins sous le bras, on le battait à toute outrance. Mais il était déjà porté par ce caractère ferme dont il donna tant de preuves par la suite. De plus en plus irrité par cette persécution domestique, et sans avoir jamais reçu de leçons régulières de dessin, il voulut tenter l'emploi des couleurs. Ce fut encore son ami Granacci qui lui fournit des pinceaux et une estampe de Martin d'Hollande. On y voyait les diables qui, pour exciter saint Antoine à succomber à la tentation, lui donnent des coups de bâton 1. Comme Michel-Ange devait placer à côté du saint des figures monstrueuses de démons, il n'en peignit aucune avant d'avoir vu dans la nature les parties dont il la composait. Tous les jours il allait au marché aux poissons considérer la forme et la couleur des nageoires, des yeux, des bouches hérissées de dents, qu'il voulait mettre dans son tableau. Il achetait les poissons les plus difformes, et les apportait à l'atelier. On dit que Ghirlandajo fut un peu jaloux de cette raison profonde; et, lorsque l'ouvrage parut, il disait partout, pour se consoler, que ce tableau sortait de sa boutique. Il avait raison; le vieux gentilhomme était pauvre, et avait engagé son fils chez Ghirlandajo en qualité d'apprenti. Le contrat, qui devait durer trois ans, avait cela de remarquable que, contre l'usage, le maître s'obligeait à payer à l'élève vingt-quatre florins 2.

1 J'ai vu cette estampe de Martin Schoen dans la collection Corsini, à Rome.

2 On trouve la note suivante, écrite de la main du vieux Buonarotti sur le livre de Dominique Ghirlandajo :

<1488. Ricordo questo di primo d'aprile, come io Lodovico di Leo

Soixante ans après, Vasari, étant à Rome, porta au vieux MichelAnge un des dessins faits par lui dans la boutique du Ghirlandajo. Sur une esquisse à la plume qu'un de ses camarades finissait d'après un dessin du maître, il avait eu l'insolence de marquer une nouvelle attitude. Ce souvenir de sa jeunesse réjouit le grand homme, qui s'écria qu'il se rappelait fort bien cette figure, et que, dans son enfance, il en savait plus que sur ses vieux jours.

CHAPITRE CXXXV.

IL VOIT L'ANTIQUE.

Un peintre, touché de l'ardeur de Michel-Ange et des contrariétés qu'il éprouvait, lui donne une tête à copier; la copie faite, il la rend au maître au lieu de l'original: celui-ci ne s'aperçoit de l'échange que parce que l'enfant riait de la méprise avec un de ses camarades. uette anecdote fit du bruit dans Florence; on voulut voir ces deux peintures si semblables: elles l'étaient de tous points, Michel-Ange ayant eu soin d'exposer la sienne à la fumée pour lui donner l'air antique. Il se servit souvent de cette ruse pour avoir des originaux. Le voilà déjà parvenu au premier point de repos que les jeunes artistes rencontrent dans la longue carrière des arts: il savait copier.

Il n'était pas fort assidu chez Ghirlandajo; désapprouvé par ses nobles parents, traité à la maison comme un polisson indo

nardo di Bonarotta acconcio Michel-Agnolo mio figliuolo con Domenico e David di Tommaso di Currado, per anni tre prossimi avvenire con questi patti e modi, che il detto Michel-Agnolo debba stare con i sopradetti, detto tempo, a imparare a dipingere e a fare detto esercizio e ciò i sopradetti gli comanderanno, e detti Domenico e David gli debbon dare in questi tre anni, fiorini ventiquattro di suggello: e il primo anno fiorini sei, il secondo anno fiorini otto, il terzo fiorini dieci, in tutta la somma di 96. »

Et plus bas Hanne avuto il sopradetto Michel-Agnolo queste di 16 d'aprile fiorini due d'oro in oro, ebbi io Lodovico di Leonardo suo padre da lui contanti lire 12. » (VASari, X, p. 26.)

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