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tour du monde. En tout pays, les gens d'esprit préféreront le grand Condé au maréchal de Berwick.

Le bon air commença à faire quelques petits séjours parm nous lorsque la poudre à canon permit aux gentilshommes frani çais de n'être plus des athlètes. On sentit que l'esprit est absolument nécessaire au beau idéal humain. Il faut de l'esprit même pour souffrir, même pour aimer, dirais-je aux Allemands.

Le Méléagre plaira à Naples comme à Londres. Oui, mais plaire également partout, n'est-ce pas une preuve qu'on ne plaît infiniment nulle part?

Gustave III, l'abbé Galiani, Grimm, le prince de Ligne, le marquis Caraccioli1, tous les gens d'esprit qui ont aperçu en France cette perfection passagère de la société n'ont cessé de l'adorer. Tant qu'on ne fera pas de tous les hommes des anges, ou des hommes passionnés pour le même objet, comme en Angleterre, ce qu'ils auront de mieux à faire pour se plaire sera d'être Français comme on l'était dans le salon de madame du Deffand.

Le malheur des modernes, c'est que la découverte de l'imprimerie n'ait pas précédé de deux siècles celle des manuscrits. La chevalerie eût vécu davantage. Alors, tout par les femmes. Chez les Grecs, comme chez les Turcs, tout sans les femmes. Nous fussions arrivés plus vite à notre beau idéal.

Mais, dira-t-on, un de nos jeunes colonels de l'ancien régime était d'un ridicule outré en se promenant dans Hyde-Park.

Non, c'était de l'odieux, couleur du ridicule dans les républiques. D'ailleurs, distinguez l'expression des qualités agréables qui manquaient aux anciens, et la mode. C'est par sa manière de marcher ou de monter à cheval, délicieuse à Paris 2, que ce jeune seigneur égayait John Bull. A Paris, il fallait plaire aux

Qui ne connaît sa réponse à Louis XVI, qui lui faisait compliment sur sa place de vice-roi de Sicile? « Ah! sire, la plus belle place de l'Europe est celle que je quitte : la place Vendôme. »

2 Toujours en 1770, Duclos disait : « L'air noble d'aujourd'hui doit donc être une figure délicate et faible; on ne l'accorderait pas à une figure d'athlète; la comparaison la plus obligeante qu'en feraient les gens de grand monde serait celle d'un grenadier, d'un beau soldat. » (Consid., tom. I, p. 151.)

femmes; à Londres et en Pologne, aux électeurs. Donnez-lui quarante ans, vous lui aurez ôté tout ce qui tenait à la mode, c'est-à-dire à cette partie des manières qui n'a pas d'influence sur l'idéal moderne, dont tour à tour elle exagère tous les éléments1.

Si la constitution de 1814 tient, l'anecdote de madame Michelin sera horrible dans un demi-siècle 2. La rouerie aura le sort de l'escroquerie au jeu, dont nous avons vu périr la gloire. Elle fut une grâce dans le chevalier de Grammont à la cour de Louis XIV, et n'était plus qu'une turpitude dans M. de G***, aux chasses de Compiègne, sous Louis XVI.

Si l'élégance, de son sceptre léger, mais inflexible, défend à la force de se montrer dans les figures d'hommes, que sera-ce pour un autre sexe? La force n'y aurait qu'une manière de plaire, car notre manière de juger les jolies femmes en est encore à l'apogée des mœurs monarchiques. Les charmantes figures de Raphaël et du Guide nous semblent un peu lourdes. Nous préférons les proportions de la Diane chasseresse 3; mais, dans nos climats, la sensibilité, comme la voix, est un luxe de santé. Nous admettrons un peu plus de force. En Italie, l'on ne fait pas cette faute. En France, l'opinion, occupée d'autre chose, s'est tue sur la beauté pendant trente ans, et s'est laissé mener par les beaux-arts ".

CHAPITRE CXXX.

DE LA RETENUE MONARCHIQUE,

La jolie devise italienne cheto fuor, commosso dentro, n'aurait rien dit dans l'antiquité, où chaque homme avait des droits

• Voir la composition du beau moderne, chapitre cxvn.

2 Vie privée du maréchal de Richelieu.

3 Voir, à l'exposition, les formes grêles affectées dans les portraits de femmes.

* Elle doit beaucoup à M. David. Notre papier marqué, nos pièces de dix centimes étaient des modèles de beauté, et sans doute les plus souvent regardés.

en proportion de son émotion. Voilà des sources charmantes qui n'existaient pas pour les beaux-arts. Le plus grand défaut d'une belle figure est de ressembler à l'idée de beauté que nous avons dans la tête.

Ainsi le charme divin de la nouveauté manque presque entièrement à la beauté. Lorsqu'il s'y trouve réuni, il y a ravissement 1.

La laideur idéale, au contraire, possède cet avantage, que l'œil en parcourt les parties avec curiosité. Dans les pays heureux, où l'âme peut suivre le sentier brillant de la volupté, ce principe a la plus grande influence sur la vie: mais les beauxarts n'arrivent point jusque-là.

L'air mutin, l'imprévu, le singulier, font la grâce, cette grâce impossible à la sculpture, et qui échappe presque en entier aux Guide et aux Corrége.

Quelle différence en musique! Cet air charmant de Rossini 2, cet air de la plus grande beauté n'est point flétri par le plus triste des caractères, l'imitation. Il est vrai que, pour les âmes vulgaires, la peinture tient de plus près à certains plaisirs 3.

Avec quelle idolâtrie seront reçus les chefs-d'œuvre du Raphaël des temps modernes, de l'artiste étonnant qui saurait ôter ce défaut à la beauté!

L'arrivée en Italie.

2 Voir l'opéra de Tancredi. Je pensais ce soir, en entendant ce chefd'œuvre du Guide de la musique, que le degré de ravissement où notre âme est portée fait le thermomètre du beau musical; tandis que, du plus grand sang-froid du monde, si l'on me présente un tableau de Louis Carrache, je pourrai dire : « Cela est de la première beauté. »

3 The smile which sank into his heart, the first time he beheld her, played round her lips ever after the look with which her eyes first mets his, never passed away. The image of his mistress still haunted his mind, and was recalled by every objects in nature. Even death could not dissolve the fine illusion for that which exists in imagination is alone imperissable. As one feelings become more ideal, the impression of the moment indeed becomes less violent, but the effect is more general and permanent. The blow is felt only by reflection; it is the rebound that is fatal. (Biography of the A.)

CHAPITRE CXXXI.

DISPOSITIONS DES PEUPLES POUR LE BEAU MODERNE.

En Italie, le climat met des passions plus fortes, les gouvernements n'y pèsent pas sur les passions; il n'y a pas de capilale. Il y a donc plus d'originalité, plus de génie naturel. Chacun ose être soi-même. Mais le peu de force qu'ont les gouvernements, ils l'ont par l'astuce.

L'Italien doit donc être souverainement méfiant. Quand son tempérament profondément bilieux lui permettrait le bonheur facile du sanguin, ses gouvernements sont là pour le lui défendre. En ce pays, où la nature prit plaisir à rassembler tous les éléments du bonheur, l'on ne saurait trop craindre, trop se méfier, trop soupçonner. La générosité, la confiance dans quelque chose ou dans quelqu'un y seraient folie. Circonstance malheureuse pour l'Europe, et qu'elle pouvait si facilement corriger en jetant dans ce jardin du monde un roi et les deux Chambres! car la terre où les grands hommes sont encore le moins impossibles, c'est l'Italie. La végétation humaine y est plus forte. Là se trouve le ressort qui fait les grands hommes; mais il est dirigé à contre-sens, les Camille y deviennent des saint Dominique.

L'Italie a échappé à l'influence de nos monarchies. La vertu y est plus connue que l'honneur; mais la superstition écrase encore le peu de vertu que les gouvernements donnent au peuple 1, et dans les paroisses obscures de campagne vient sanctifier sous le toit du paysan les plus noires atrocités. Le malheureux est noyé par la planche qui doit le sauver, et il ne peut avoir recours à l'opinion ou au qu'en dira-t-on, chose inconnue en ce pays peu vaniteux.

1 Léopold, le comte de Firmian, Joseph II, ont répandu la vertu, mais sans esprit; il fallait créer des institutions, forcer les hommes par leur intérêt à être bons, et ne pas compter niaisement sur une exception, le hasard qui fait un honnête homme d'un despote.

Ne cherchez pas la grâce des manières, ce savoir-vivre qui faisait le charme de l'ancienne France, et cependant vous ne trouverez pas l'air simple; mais, en sa place, quand l'Italien ose se livrer, la bonté, la raison, et quelquefois une sympathie vive et héroïque; mais rien de flatteur pour la vanité.

L'Italie est insupportable aux gens aimables, aux ci-devant jeunes hommes, aux vieux courtisans. En revanche, celui qui, ballotté par les révolutions, est devenu à ses dépens juste appréciateur du mérite de l'homme, préfère l'Italie.

1o Les gouvernements n'ont pu gâter le climat;

2o Dans les arts, ils n'ont corrompu que la tragédie et la comédie 1. La musique et les arts du dessin ont été protégés par les princes, chacun en raison de ce qu'ils ont moins d'analogie avec la pensée 2;

3o Quand vous voyez faire une belle action à un Anglais, dites : « C'est la force du gouvernement. »

Quand un Italien fait un trait héroïque, dites : « C'est malgré son gouvernement. >>

Ce peuple, ayant du naturel, est fort tendre à l'éducation. Le comte de Firmian, à Milan, avait détruit jusque dans la racine cette méchanceté que Machiavel trouve naturelle à l'Italie. Vingt ans de ce bon gouverneur, laissant libre l'influence du ciel, faisaient déjà naître les grands hommes 3, et, ce qui es plus remarquable, un bon poëte satirique, la chose la plus impossible à l'Italie. Le Matino de Parini est supérieur à Boileau, et le comte de Firmian protégea le poëte contre les grands seigneurs dont il peignait les ridicules *.

Vingt ans plus tard, Bonaparte (ce destructeur de l'esprit de liberté en France) jeta du grandiose dans la civilisation de la haute Italie, par lui bien supérieure au reste §. L’admiration cor

Léopold prohiba la commedia dell' arte, beau genre de littérature indigène à l'Italie.

2 Cimarosa est jeté dans un cachot, et y prend la maladie dont il est mort; Canova est fait marquis.

3 Beccaria et Verri étaient dans le gouvernement.

Le prince Belgiojoso.

Campagne de Murat en 1815. Incroyable lâcheté. Le meilleur voyage

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