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d'impôt, il en payera quinze ou vingt mille. Les gens d'un certain rang vont à l'armée par vanité, pour porter aux Tuileries un brillant uniforme, et dans les salons de Paris une certaine fatuité. Ils entendent dire dans les discours payés par le gouvernement que cette vanité est de l'héroïsme, et qu'ils se battent pour leur patrie, et non pour leurs épaulettes. D'ailleurs, si quelque général est emporté par un boulet, l'Académie a la mort d'Épaminondas 1.

Mais qu'est-ce que cela me fait, à moi, qui ai toujours ma loge à l'Opéra, mon équipage de chasse, et mes maîtresses? Je m'abonne tout au plus à quelque gazette étrangère 2.

En Grèce, la guerre mettait directement en péril, avec l'existence de toute la société, l'existence de chacun des habitants. Il fallait ou vaincre dans la bataille, ou être prisonnier, et l'on a vu ce que les Corcyréens faisaient des prisonniers. Le vainqueur emmenait tout, les femmes, les enfants, les animaux domestiques; il brûlait les huttes, et ensuite allait demander un triomphe au sénat de Rome.

Ne sachant ce qu'il voulait des bons Allemands, un homme a, dix ans de suite, troublé leur repos ; ils ont fini par se révolter, et, guidés par la lance du Cosaque, ils sont venus nous donner un échantillon des guerres antiques. L'habitant de Paris a entendu le bruit du canon; il a vu son parc ravagé, il a été obligé de faire un uniforme. Mais il faut cinq ou six siècles pour ramener ces événements; à Athènes, on les craignait tous les cinq ou six ans. Avec la différence nécessaire dans la culture de l'esprit, et la différence dans l'amonr, voilà qui explique toute l'antiquité.

<< Le mot de patrie est à peu près illusoire dans un pays comme l'Europe, où il est égal, pour le bonheur, d'être à un maître ou à un autre. » (MONTESQUIEU.) Chez les anciens, chaque citoyen était occupé du gouvernement de la patrie. Qu'a perdu Sarrelouis à n'être plus France ?

2 Besenval, Bataille de Fillinghausen.

Ridicule des prédictions de M. de Choiseul, tom. I, p. 100.

Sautez de là à Tite-Live. Une fenêtre trop étroite fait faire la guerre à Louvois (SAINT-SIMON). Le patriotisme est donc dans l'Europe moderne le ridicule le plus sot.

La belle statue de Méléagre avait donc par sa force mille choses intéressantes à dire. S'il paraissait beau, c'est qu'il était agréa– ble; s'il paraissait agréable, c'est qu'il était utile.

Pour moi l'utilité est de m'amuser, et non de me défendre, et je vois bien vite dans les grosses joues de Méléagre qu'il n'eût jamais dit à sa maîtresse : « Ma chère amie, ne regarde pas tant cette étoile, je ne puis pas te la donner 1. >>

CHAPITRE CXXVII.

LA FORCE EN DÉSHONNEUR.

Le public sent si bien, quoique si confusément, l'existence du beau idéal moderne, qu'il a fait un mot pour lui, l'élégance. Que voit-on dans l'élégance? D'abord l'absence de toute cette partie de la force qui ne peut pas se tourner en agilité.

Si un jeune homme de vingt ans débute dans le monde avec la taille d'Hercule, je lui conseille de prendre le rôle d'homme de génie. Ses séances avec son tailleur seraient toujours un supplice; il vaudrait mieux pour lui avoir quinze ans de plus et une taille élancée. C'est que la qualité qui nous est le plus antipathique dans le beau idéal antique, c'est la force. Cela vient-il de l'idée confuse qu'elle est toujours accompagnée d'une certaine épaisseur dans l'esprit ? Cela vient-il de l'observation que l'âge mûr ajoute aux formes sveltes de la jeunesse? Et qu'est-ce qu'un vieillard dans la monarchie? Cela vient-il du profond mépris pour le travail ?

Après la force, notre plus grande aversion est pour l'appareil

Mémoires de Marmontel, milord Albemarle. Dans cent ans, lorsque les deux Chambres auront gagné toute l'Europe, les guerres seront courtes, comme les accès d'humeur des enfants. Alors pour le beau :

Novus sæclorum nascitur ordo.

* En 1770, un gentilhomme, insulté par un paysan, ne devait pas le rosser avec effort, mais comme en se jouant. (Voir Crébillon fils.) Les biens nationaux changent un peu cela.

de la prudence, et le sérieux profond. C'est que la stupidité ressemble un peu au sérieux profond. C'est un écueil pour les statuaires1.

Enfin, pour qu'aucune des parties du beau antique ne reste inattaquée, l'air de bonté peut paraître quelquefois l'air de la niaiserie qui demande grâce devant les épigrammes, ou l'air de la sottise, qui, comme le renard sans queue, voudrait persuader qu'il n'y a d'esprit que dans le bon sens.

Le bon sens, si déshonoré dans la monarchie, que Montesquieu, avec le style de Bentham, n'eût pas été lu2. Le monde est dans une révolution. Il ne reviendra jamais ni à la république antique, ni à la monarchie de Louis XIV. On verra naître un beau Constitutionnel.

▲ Dans la monarchie, le gouvernement fait tout pour vous. A quoi rêvez-vous si profondément?

Fish not with this melancholy bait
For this fool-gudgeon, this opinion.

Merch. of Venice, acte I, scène 1.

2 J'ai connu dans le Cumberland un lord très-original (je demande grâce pour ses expressions), qui soutenait que le vrai titre de l'immortel ouvrage de Montesquieu était :

DE L'ESPRIT DES LOIS,

OU

DE L'ART DE FILOUTER,

A L'USAGE DES FILOUS ET DES HONNÊTES GENS;

Les honnêtes gens verront comment on s'y prend pour faire changer les montres de gousset; les fripons, de nouvelles méthodes excellentes pour les pêc her;

PAR M. DE MONTESQUIEU,

BON GENTILHOMME, ANCIEN PRÉSIDENT A MORTIER, EX-AMBITIEUX, ET, SUR SES VIEUX

JOURS, IMITATEUR DE MACHIAVEL.

«Ce qu'il y a de plaisant, ajoutait-il, c'est que quand vos badauds voient les doigts des filous s'approcher de leurs goussets, suivant les excellents préceptes de Montesquieu, ils s'écrient : « Bon! voilà que nous sommes « bien gouvernés ! »

CHAPITRE CXXVIII.

QUE RESTERA-T-IL DONC AUX ANCIENS?

Dans le cercle étroit de la perfection, d'avoir excellé dans le plus facile des beaux-arts.

Dans l'empire du beau, en général, d'avoir des préjugés moins baroques, et d'être simples par simplicité, comme nous sommes simples à force d'esprit.

Si les anciens ont excellé dans la sculpture, c'est qu'ils ont toujours eu, à cet égard, une bonne constitution, et nous une mauvaise.

C'est que notre religion défend le nu, sans lequel la sculpture n'a plus les moyens d'imiter; et, dans la Divinité, les passions généreuses, sans lesquelles la sculpture n'a plus rien à imiter.

CHAPITRE CXXIX.

LES SALONS ET LE FORUM

Le beau moderne est fondé sur cette dissemblance générale qui sépare la vie de salon de la vie du forum.

Si nous rencontrons jamais Socrate ou Épictète dans les Champs-Élysées, nous leur dirons une chose dont ils seront bien scandalisés, c'est qu'un grand caractère ne fait pas chez nous le bonheur de la vie privée.

Léonidas, qui est si grand lorsqu'il trace l'inscription: Passant, va dire à Sparte1, etc., pouvait être, et j'irai plus loin, était certainement un amant, un ami, un mari fort insipide.

Il faut être homme charmant dans une soirée, et le lendemain gagner une bataille, ou savoir mourir.

Dans ce qu'on appelle en France le bon air, la partie qui tient

Voir le beau tableau de M. David. Chose singulière dans l'école française, la tête de Léonidas a une expression sublime!

à ce dont le caractère moderne diffère du caractère antique durera jusqu'à ce qu'une révolution du globe nous rende malheureux et sauvages. La partie qui vient de la mode et du caprice, bien moins considérable qu'on ne le croirait, n'est qu'un effet passager des formes de gouvernements. Un article de la constitution de 1814 proscrit les habits de deux cents louis qu'on portait il y a quarante ans. Si l'on a des élections, on voudra bien se distinguer, mais non offenser.

Toute la distinction des conditions, nuance si essentielle au bonheur d'aujourd'hui, est presque dans la manière de porter les vêtements 1.

Or, il y a mouvement, nous sommes hors des arts du dessin; il y a vêtement, donc il n'y a plus de sculpture 2.

Ici près est une des sources des caricatures. Les dessinateurs mettent en contraste les deux parties de nos mœurs. Ils entassent toutes les recherches de la mode sur des corps manquant de ce bon air primitif, et qui tient à l'essence des mœurs modernes. C'est Potier revêtu de l'habit de Fleury. Nous sentons qu'avec notre frac tout uni nous valons mieux que le prince Mirliflore, et nous rions quand un accident imprévu vient prouver à lui sa bêtise, et à nous notre supériorité.

Le bon air moderne a paru en France avant de se montrer ailleurs; mais il est, comme la langue, en chemin pour faire le

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• Voyez à l'école de natation: on ne peut distinguer les conditions. On sait qu'une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois. Pour les arts, toute l'agitation politique entre l'aristocratie de 1770 et la constitution de 1816 se réduit à changer cette phrase, c'est un homme bien né, en celle-ci : c'est un gentleman (un homme aisé, qui a reçu une bonne éducation).

2 Le bon air est beaucoup dans la manière de porter les vêtements, et la sculpture antique exige le nu.

3 Ce n'est pas dans nos histoires, presque toutes vendues d'avance par l'auteur à l'autorité, ou à sa propre considération *, que sont nos mœurs, mais dans les Mémoires, et encore mieux dans les lettres imprimées par hasard **.

* Le père Daniel, Voltaire, etc.

**

Saint-Simon, Motteville, Staal, Duclos, Lettres de Fénelon, de madame du Deffand, etc.

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