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n'a rien de commun avec l'imitation de la nature, ou convenez que, puisque la nature a changé entre le beau antique et le beau moderne, il doit y avoir une différence.

Duclos disait en 1750:

« L'homme aimable est fort indifférent sur le bien public, ardent à plaire à toutes les sociétés où le hasard le jette, et prêt à en sacrifier chaque particulier. Il n'aime personne, n'est aimé de qui que ce soit, plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché par les mêmes gens.

« Le bon ton dans ceux qui ont le plus d'esprit consiste à dire agréablement des riens, et ne pas se permettre le moindre propos sensé, si on ne le fait excuser par les grâces du discours 1; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois quand il s'agissait d'exprimer quelque idée libre. L'agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesserait de plaire si elle en était dépourvue.

« Ce prétendu bon ton, qui n'est qu'un abus de l'esprit, ne laisse pas d'en exiger beaucoup; ainsi il devient dans les sols un jargon inintelligible.

« Les choses étant sur le pied où elles sont, l'homme le plus piqué n'a pas le droit de rien prendre au sérieux, ni d'y répondre avec dureté. On ne se donne pour ainsi dire que des cartels d'esprit; il faudrait s'avouer vaincu pour recourir à d'autres armes, et la gloire de l'esprit est le point d'honneur d'aujourd'hui. »

• Voilà ce dont les anciens n'eurent jamais d'idée; ils étaient trop attentifs au fond des choses. Les esprits les plus délicats, Cicéron, Quintilien, etc., parlent des difformités corporelles comme d'objets propres à la raillerie. L'aimable Horace a souvent le ton plus grossier que le théâtre des Variétés. Malgré un esprit étonnant, il eût été fort déplacé dans un salon de 1770. Nos pédants n'ont garde de nous parler de la grossièreté: de la rudesse, de l'indélicatesse des anciens, qui passent toute mais il faut voir les originaux.

croyance,

CHAPITRE CXII.

DE LA DÉCENCE, DES MOUVEMENTS CHEZ LES GRECS.

Le bon air, à Athènes, ne différait guère de la beauté ; c'était la même chose à Sparte. Une mode passagère montrée par Alcibiade aux jardins de l'Académie écartait bien un peu de la beauté; mais le courant des mœurs y reportait toujours; car les changements rapides dans la mode tiennent à la nullité du citoyen et à la monarchie.

On dit que le bon air se remarque plutôt dans un homme en mouvement, et la beauté dans une figure en repos. Faisons la part du mouvement, c'est la source des grâces. C'est une exception charmante faite en notre faveur à la sévérité de cette justice qui n'est plus que pour nous défendre.

Tout ce qui reste de l'antiquité rend témoignage que les mouvements, cette partie du beau que les statues n'ont pu nous transmettre, étaient réglés à Athènes par les mêmes principes que la beauté des formes en repos. Les manières d'un Athénien bien élevé montraient ces habitudes de l'âme que Lous lisons dans leurs statues: la force, la gravité, sans laquelle alors il n'y avait point de haute prudence, une certaine lenteur indiquant que le citoyen ne faisait aucun mouvement sans en avoir délibéré.

On venait seulement de déposer les armes. Restait l'habitude de montrer sans cesse la force prête à repousser l'a taque. Or l'homme dont les mouvements ont une rapidité qui peut faire croire que, d'avance, il n'a pas réfléchi à toutes ses actions, est si loin de montrer la force, qu'il donne même cette idée qu'on peut l'attaquer à l'improviste, et par là d'abord avec quelque avantage. La lenteur, la gravité, une certaine grâce étudiée, régnaient donc aux jardins de l'Académie; surtout rien d'imprévu, rien de ce que nous appelons du naturel, aucune trace d'étourderie ni de gaieté. Le chevalier de Grammont et Matha n'eus

sent paru qu'un instant dans Athènes pour passer aux petites Maisons 1.

CHAPITRE CXIII.

DE L'ÉTOURDERIE ET DE LA GAIETÉ DANS ATHENES.

Se montrer en étourdi dans les rues d'Athènes, c'est comme un jeune homme connu dans le monde qui paraîtrait, un jour d'hiver, à la terrasse des Feuillants, donnant le bras à une fille; car les mouvements d'un étourdi n'offrent ni l'idée de la force bonne pour le combat, ni moins encore l'idée de la sagesse requise dans les conseils. Alors, à Athènes, comme à Constantinople de nos jours, la gaieté eût été folie.

Je reviens bien vite à ce mot de grâce. Rien de plus opposé que la grâce antique ou la Vénus du Capitole, et la grâce moderne ou la Madeleine du Corrége 2. Pour comprendre que dix degrés de froid font à Stockholm un temps très-doux, il faudrait commencer par sentir la dureté habituelle du climat; il faudrait sentir la dureté des mœurs antiques. Par malheur, la science éteint l'esprit et désapprend à lire le blanc des lignes 3; l'on n'a pas en France la moindre idée de l'antique 4.

3

La grâce aujourd'hui ne saurait exister avec une certaine ap

Voilà un des avantages de la monarchie absolue tempérée par des chansons, c'est de donner des Molière et des de Brosses. Un Anglais, avec autant d'esprit que le président, qui serait allé en Italie, nous eût laissé un voyage hérissé d'idées d'utilité publique, d'idées de punition, d'idées d'argent; nous n'aurions pas manqué de trouver en route quelque homme réduit à la folie par l'excès du malheur. L'idée de justice et de malheur extrême, si l'on manque à la justice chez un peuple dont le tiers vit d'aumônes et qui est élevé à s'inquiéter sans cesse des dangers de sa liberté, corrompt jusqu'aux ouvrages les plus frivoles. Je ne trouve pas une seule idée triste dans les trois volumes de de Brosses. La vie m'est montrée du côté agréable, et l'auteur est naturel.

2 Dans le divin Saint Jérôme, aujourd'hui à Parme.

3 Je ne connais encore d'autre exception que le charmant de Brosses. -Salluste.

Pas même dans le droit. J. in jus ambula.

parence de force; il faut cette nuance d'étourderie si aimable quand elle est naturelle. Or toute apparence de faiblesse, chassant l'idée de force, détruisait sur-le-champ la beauté...

La grâce antique était aussi un armistice; l'aspect de la force était caché pour un instant, mais à demi caché de là des mouvements étudiés; des gestes imprévus eussent jeté un voile trop sombre. Je croirais qu'au ridicule près la grâce était à Athènes comme la politesse dans un dîner chinois1, ou parmi les membres d'un congrès européen. Tel mouvement était l'expression de l'idée : Je désire vous plaire. Mais, si l'homme en l'honneur duquel on faisait ce mouvement eût voulu rendre la même idée, il eût fait précisément le même geste.

A Paris, l'usage du monde est de déguiser l'idée, et de la faire reconnaître.

Il y a du charme quand cette politesse est à la fois si naturelle et si peu copiée de mouvements déjà connus, que nous pouvons un instant saisir l'illusion que l'homme aimable sent réellement ce qu'il exprime 2.

Le comble de ce genre de politesse, ou plutôt le moment où elle change de nature en passant à la réalité, c'est le mot si connu de la Fontaine : « J'y allais. » Mais ce mot n'est gracieux que pour les âmes tendres; la politesse de bien des gens envers le fablier s'en serait rabattue de moitié : faut-il dire que, dans Athènes, la grâce portée à ce point eût à jamais avili?

La révolution fournit un commentaire à ce qu'on devine ici. Voyez (en 1811) le sérieux de nos jeunes gens et la majesté avec laquelle un bambin de vingt ans déjeune chez Tortoni: c'est tout simple. Il entre, dans ce café, des militaires qu'il ne connaît pas, et qui sont jaloux d'un joli cabriolet, ou quelque ministre qu'il ménage pour une place d'auditeur.

Tout ce qu'on a pensé des Grecs tomberait de soi-même si les usages parmi les nations disparaissaient avec les raisons qui les ont fait naître 3.

Description d'un dîner chinois par un voyageur russe. Débats et Bibliothèque britannique, 1812.)

2 M. de Fénelon.

(Journal des

Je pourrais embarrasser tout ceci de citations savantes qui donne

CHAPITRE CXIV.

DE LA BEAUTÉ DES FEMMES.

Dans la république, leurs formes doivent plutôt annoncer le bonheur; dans les monarchies, le plaisir.

Mais voyez quel est le bonheur du colon anglais qui défriche des bois dans les montagnes Bleues, et de l'homme aimable à Paris.

Sous la cabane du sauvage, les femmes ne sont que les esclaves du mari, accablées de tous les travaux pénibles1. A Sparte, à Corinthe, elles ne sortaient jamais du profond respect. En vertu de quoi l'homme, qui est le plus fort, n'aurait-il pas abusé de sa force? L'intimité de l'amour était pour un autre sexe. Si les femmes sortaient de leur nullité, ce n'était pas par le plaisir, c'était pour être quelquefois le conseil du mari, ou, comme veuves, pour donner des soins aux enfants; il leur fallait donc la prudence et le sérieux profond qui en était la marque ; elles devaient donner des enfants capables de défendre la ville, il leur fallait donc la force. La ville était-elle devenue puissante à force de batailles, les femmes couraient aux combats de gladiateurs ; et, par un mouvement de la main, le pouce renversé, ordonnaient que le gladiateur seulement blessé par son partenaire fût par lui égorgé sous leurs yeux avides: il fallait de telles mères aux jeunes Fabius.

CHAPITRE CXV.

QUE LA BEAUTÉ ANTIQUE EST INCOMPATIBLE AVEC LES PASSIONS

MODERNES.

Vous connaissez Herminie arrivant chez les bergers : c'est une

raient un caractère respectable, et mettraient ces paradoxes sous la protection de tous les sots qui savent du grec. J'aime mieux renvoyer à Heyne et aux Allemands.

Malthus, de la Population, 5o édition.

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