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chaussure grossière, a le pied défendu par une espèce de corne qui lui fait braver les arbrisseaux épineux. Il a le bas de la jambe chargé de cicatrices. La nécessité de garantir son œil de l'impression directe des rayons du soleil a couvert ses joues de rides sans nombre; mille accidents de cette vie misérable, des chutes, des blessures, des douleurs causées par la fraîcheur des nuits, ont ajouté leurs imperfections particulières aux imperfections générales, suites inévitables de l'exercice d'une grande force. Il est simple de ne pas reproduire les marques de ces imperfections dans les images des dieux.

CHAPITRE LXXVII.

INFLUENCE DES PRÊTRES.

Les tribus des sauvages, dès qu'elles ont quelques moissons à recueillir, ont leurs devins, ou prêtres, dont la première affaire est de vanter la puissance et la perfection du grand génie, et la seconde, de bien établir qu'ils sont les agents uniques de ce génie.

La première parole du prêtre est d'affranchir son dieu de la plus grande des imperfections de l'humanité, la nécessité de mourir.

CHAPITRE LXXVIII.

CONCLUSION.

Nous voici avec la statue d'un dieu fort par excellence, juste, et que nous savons être immortel.

CHAPITRE LXXIX

DIEU EST-IL BON OU MÉCHANT?

L'idée de bon ne passera point sans quelques difficultés. Le

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prêtre a un intérêt à montrer souvent le dieu irrité 1. Il retardera la perfection des arts; mais enfin l'opinion publique, après avoir vacillé quelque temps, se réunira à croire que Dieu est bon: c'est là le premier acte d'hostilité de cette longue guerre du bon sens contre les prêtres. Nous avons donc un dieu fort, juste, bon et immortel. Ne croyons pas cette histoire si loin de nous. L'idée de bonté dans le Dieu des chrétiens n'est jamais entrée dans la tête de Michel-Ange.

CHAPITRE LXXX.

DOULEUR DE L'ARTISTE.

L'artiste sauvage trouve dans les hommes de sa tribu l'expression des trois premières de ces qualités. La croyance publique lui rend le service de supposer toujours la quatrième, dès qu'elle aperçoit un signe quelconque de puissance, ordinairement inventé par les prêtres, par exemple des foudres dans la main de Jupiter, et un aigle à ses pieds.

La qualité de fort est physique, et ses marques, qui consistent dans des muscles bien prononcés, dans la grosseur du cou, dans la petitesse de la tête, etc., ne peuvent jamais disparaître; mais les qualités de juste et de bon sont des habitudes de l'âme, et la passion renverse l'habitude.

Les traits d'un vieux cheik de Bédouins, qui, tous les jours, sous la tente, exerce parmi eux une justice paternelle, auront l'expression de l'attention profonde et de la bonté, qui sont les marques que l'art est obligé de prendre pour montrer la justice.

Mais si le vénérable Jacob vient à apercevoir la robe sanglante de Joseph, ses traits sont bouleversés: on n'y voit plus que la douleur, l'expression de toutes les qualités de l'âme a disparu.

L'artiste observe avec effroi que l'expression d'une passion un peu forte détruit sur-le-champ toutes ces marques de la divinité qu'il a eu tant de peine à voir dans la nature, et à accumuler dans sa statue.

1 Voir tous les Voyages, et Moïse, primus in orbe deos, etc.

CHAPITRE LXXXI.

LE PRÊTRE LE CONSOLE.

Mais le devin de la tribu paraîtra dans son atelier: « Mon Dieu est fort par excellence, c'est-à-dire tout-puissant. Il est prudent par excellence, c'est-à-dire qu'il voit l'avenir comme le passé. Il est tout-puissant; le plus imperceptible de ses désirs est donc suivi de l'accomplissement soudain de sa volonté divine; il ne peut donc avoir ni désir violent ni passion.

<< Console-toi, l'obstacle qui pouvait renverser ton édifice n'existe point: ton art ne peut pas faire un dieu passionné; mais notre dieu, à jamais adorable, est au-dessus des passions. >>

CHAPITRE LXXXII.

IL S'ÉLOIGNE DE PLUS EN PLUS DE LA NATURE.

L'artiste ravi médite sur son ouvrage avec une nouvelle ferveur; il se rappelle, le principe fondamental, que le spectateur n'a qu'une certaine quantité d'attention.

« Si je veux porter à son comble ce sentiment que le sauvage dévot doit éprouver devant mon Jupiter, il faut que par elle-même l'imitation physique vole aussi peu que possible de cette attention précieuse. Il faut que la pensée traverse rapidement tout ce qui est matière, pour se trouver en présence de cette puissance terrible, et pourtant consolante, qui siége sur les sourcils de Jupiter. Tout est perdu, si en regardant la main du dieu, le sauvage va reconnaître les plis de la peau qu'il se souvient d'avoir vus sur les siennes. S'il se met à comparer sa main à celle du dieu, s'il s'avise de me louer sur la vérité de l'imitation, je suis sans ressources. Comment y aurait-il encore place dans ce cœur pour l'anéantissement dont la présence du maître des dieux et des hommes doit le frapper? »

Il n'y a qu'un parti, sautons tous ces malheureux détails qui pourraient dérober une part de l'attention 1; j'en pourrai donner plus de physionomie à ceux que je garderai.

1 Dans les discours, brevitas imperatoria, style de César. Lois des douze Tables, voir Bouchard. Dans les beaux récitatifs, la grandeur du style vient de l'absence des détails; les aétails tuent l'expression.

LIVRE CINQUIÈME

SUITE DU BEAU ANTIQUE

O mélancolie! le mal de t'aimer est un mal sans remède!

CHAPITRE LXXXIII.

CE QUE C'EST QUE LE BEAU IDÉAL.

La beauté antique est donc l'expression d'un caractère utile; car, pour qu'un caractère soit extrêmement utile, il faut qu'il se trouve réuni à tous les avantages physiques. Toute passion détruisant l'habitude, toute passion nuit à la beauté.

Outre que le sérieux plaît comme utile dans l'art sauvage, il plaît encore comme flatteur dans l'état civilisé. Si cette belle tête a pour moi tant de charmes dans son sérieux profond, que serait-ce si elle daignait me sourire? Il faut, pour donner naissance aux grandes passions, que le charme aille en croissant; c'est ce que savent bien les belles femmes d'Italie.

Les femmes d'un autre pays, où l'on prétend toujours à briller dans le moment présent, ont moins de cette sorte de succès. Raphaël le savait bien. Les autres peintres sont séducteurs. fui est enchanteur.

Les savants disent qu'il y a cinq variétés dans l'espèce humaine1: les Caucasiens, les Mongols, les Nègres, les Américains

1 Blumenbach, De l'unité de l'espèce humaine, pag. 283.

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