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de Marivaux ceci porte sur une différence non pas morale, mais physique. Que dire à un homme qui, par une expérience de tous les jours, et mille fois répétée, préfère les asperges aux petits pois?

Quelle excellente source de comique pour la postérité! les la Harpe et les gens du goût français, régentant les nations du haut de leur chaire, et prononçant hardiment des arrêts dédaigneux sur leurs goûts divers, tandis qu'en effet ils ignorent les premiers principes de la science de l'homme1. De là l'inanité des disputes sur Racine et Shakspeare, sur Rubens et Raphaël. On peut tout au plus s'enquérir, en faisant un travail de savant, du plus ou moins grand nombre d'hommes qui suivent la bannière de l'auteur de Macbeth, ou de l'auteur d'Iphigénie. Si le savant a le génie de Montesquieu, il pourra dire : « Le climat tempéré et la monarchie font naître des admirateurs pour Racine. L'orageuse liberté et les climats extrêmes produisent des enthousiastes à Shakspeare. » Mais Racine ne plût-il qu'à un seul homme, tout le reste de l'univers fût-il pour le peintre d'0thello, l'univers entier serait ridicule s'il venait dire à un tel homme, par la voix d'un petit pédant vaniteux : « Prenez garde, mon ami, vous vous trompez, vous donnez dans le mauvais goût : vous aimez mieux les petits pois que les asperges, tandis que moi j'aime mieux les asperges que les petits pois. »

La préférence dégagée de tout jugement accessoire, et réduite à la pure sensation, est inattaquable.

Les bons livres sur les arts ne sont pas les recueils d'arrêts à la la Harpe; mais ceux qui, jetant la lumière sur les profondeurs du cœur humain, mettent à ma portée des beautés que mon âme est faite pour sentir, mais qui, faute d'instruction, ne pouvaient traverser mon esprit.

De là un tableau de génie, et par conséquent original, doit avoir moins d'admirateurs qu'un tableau légèrement au--dessus

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de la médiocrité1. Il lui manquera d'abord les amateurs à goût appris. L'extraordinaire ne se voit guère sur les bancs de l'Athénée. Les professeurs nous façonnent à admirer Mustapha et Zéangir ou l'Essai sur l'homme; mais ils seront toujours choqués d'Hudibras ou de Don Quichotte : les génies naturels sont des roturiers dont la fortune, à la cour, scandalise toujours les véritables grands seigneurs 2.

Si je prends mes exemples dans les belles-lettres, c'est que a peinture n'est pas encore asservie à la dictature d'un la Harpe; c'est encore, grâce au ciel, un gouvernement libéral, où celui qui a raison a raison.

Il était impossible qu'une homme froid comme Mengs ne détestât pas le Tintoret3. On se souvient encore à Rome de ses sorties à ce sujet, ce qui ne veut pas dire que l'amateur qui ne peut admirer les ouvrages de Mengs comme Mengs lui-même ne voie avec plaisir la furie du Vénitien. Le peintre saxon, avec une philosophie plus froide, ou une tête plus forte, eût supputé le nombre d'amateurs auxquels il avait vu admirer le Tintoret et le Corrége. Il eût dit vrai pour la plupart des hommes en écrivant : « Le Tintoret est un excellent peintre du second ordre, excellent surtout parce qu'il est original. »

Mais la vérité d'un tel jugement, évidente pour l'esprit de Mengs, n'aurait pu changer son cœur. Le temps que l'homme froid met à voir ces sortes de vérités, le génie ardent l'emploie à préparer ses succès.

Nous autres gens de Paris, congelés par la crainte du ridicale, bien plus que par les brouillards de la Seine, nous disons:

1 Voilà en quoi l'Italie avait un goût si excellent. L'Albane ne l'emportait pas sur le Dominiquin; si Paris était à la hauteur de Bologne, MM. Girodet et Prudhon seraient millionnaires.

2 Le genre comique nécessite plus d'esprit; il peut moins se construire d'après les règles, comme un maçon bâtit un mur sur le plan tracé de l'architecte; aussi est-il en disgrâce auprès des sots. Ils aiment le genre grave, et pour cause. Les écrivains qui comptent sur cette classe de lecteurs le savent bien. Voyez la grande colère de MM. Chat*** et Schle*** sur le pauvre genre comique.

Car, si le Tintoret est un grand peintre, Mengs ne l'est plus.

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« Cela est infiniment sage, » si nous rencontrons dans le monde un artiste indulgent pour l'artiste qui prend une route opposée. Mais un certain bon sens et l'enthousiasme 1 ne se marient pas plus que le soleil et la glace, la liberté et un conquérant, Hume et le Tasse.

Le véritable artiste au cœur énergique et agissant est essentiellement non tolérant. Avec la puissance, il serait affreux despote. Moi, qui ne suis pas artiste, si j'avais le pouvoir suprême, je ne sais pas trop si je ne ferais pas brûler la galerie du Luxembourg, qui corrompt le goût de tant de Français.

La duchesse de la Ferté disait à madame de Staal: « Il faut l'avouer, ma chère amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison. »

Plus l'on aura de génie naturel et d'originalité, plus sera évidente la profonde justesse de cette saillie. On réplique:

Si l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse.

LA FONTAINE.

Oui, mais si la raison fait voir, elle empêche d'agir 2, et il est question de gens qui agissent. Les Napoléon fondent des empires, et les Washington les organisent.

La paresse nous force à nous préférer. Pour qu'une idée nouvelle soit intelligible, il faut qu'elle rapproche des circonstances que nous avions déjà remarquées sans les lier. Un philosophe me tire par la manche: « Bossuet, me dit-il, était un hypocrite plein de talent, dont l'orgueil trouvait un plaisir délicieux à ra~ valer en face de ce puissant Louis XIV toutes les grandeurs dont il était si vain. » Je suppose cette idée vraie et nouvelle pour le lecteur; il la comprend, parce qu'il se rappelle mille traits des oraisons funèbres, le génie hautain de Bossuet, sa jalousie contre Fénelon, et son agent à Rome.

Si cette idée ne rapprochait pas des circonstances déjà re

1 L'enthousiasme avec lequel on fait de grandes choses porte sur la connaissance parfaite d'un petit nombre de vérités, mais sur une ignorance totale de l'importance de ces vérités.

2 Rien n'est digue dout l'effort qu'on met à l'obtenir..

marquées, elle serait aussi inintelligible que celle-ci : le cosinus de quarante-cinq degrés est égal au sinus, que deux mois de géométrie rendent palpable.

On admire la supériorité d'autrui dans un genre dont on conteste la supériorité; mais vouloir faire sincèrement reconnaître à un être humain la supériorité d'un autre dans un genre dont il ne puisse contester la suprême utilité, c'est lui demander de cesser d'être soi-même, ce que personne ne peut demander à personne; c'est vouloir que la courbe touche l'asymptote 1.

Tant que vous ne demandez à votre ami que le second rang après lui, il vous l'accorde, et vous estime. A force de mérite et d'actions parlantes voulez-vous aller plus loin? un beau jour vous trouvez un ennemi. Rien de moins absurde que de faire quelquefois des sottises bien absurdes.

Je conclus que, dans les autres, nous ne pouvons estimer que nous-mêmes heureuse conclusion qui m'empêche d'être tourmenté de tant de jugements contradictoires que je vois les grands hommes porter les uns sur les autres. Désormais les jugements des artistes sur les ouvrages de leurs rivaux ne seront pour moi que des commentaires de leur propre style.

1 Un traité d'idéologie est une insolence. Vous croyez donc que je ne Paisonne pas bien

LIVRE QUATRIÈME

DU BEAU IDÉAL ANTIQUE

CHAPITRE LXVII.

HISTOIRE DU BEAU.

La beauté antique a été trouvée peu à peu. Les images des dieux furent d'abord de simples blocs de pierre1; ensuite on a taillé ces blocs, et ils ont présenté une forme grossière qui rappelait un peu celle du corps humain; puis sont venues les statues des Égyptiens, enfin l'Apollon du Belvédère.

Mais comment cet espace a-t-il été franchi? Nous sommes réduits ici aux lumières de la simple raison.

CHAPITRE LXVIII.

PHILOSOPHIE DES GRECS.

Une herbe parlait à sa sœur : « Hélas! ma chère, je vois s'ap procher un monstre dévorant, un animal horrible qui me foule sous ses larges pieds; sa gueule est armée d'une rangée de faux tranchantes, avec laquelle il me coupe, me déchire et m'engloutit. Les hommes nomment ce monstre un mouton. » Ce

Tite Live, Heyne.

Voltaire.

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