Page images
PDF
EPUB

cent, il y aura six ans le 16 octobre prochain. Il possède aussi une ferme à Fiesole. Ces choses doivent être partagées entre vous, » etc., etc., etc.

La lettre est terminée par ces mots latins : « Dato in Ambrosia, die primo junii 1519. Faites-moi réponse par les Pondi tanquam fratri vestro.

<< FRANCISCUS MENTIUS. »

Lorsque Melzi se rendit à Saint-Germain en Laye pour annoncer la mort de Léonard à François Ier, ce roi donna des larmes à la mémoire de ce grand peintre. Un roi pleurer!

CHAPITRE LXV.

Telle fut la vie d'un des cinq ou six grands hommes qui ont traduit leur âme au public par les couleurs; il fut aimé des étrangers comme de ses concitoyens, des simples particuliers comme des princes, avec lesquels il passa sa vie, admis à leur plus grande familiarité, et presque leur ami.

On ne vit peut-être jamais une telle réunion de génie et de grâces. Raphaël approcha de ce caractère par l'extrême douceur de son esprit et sa rare obligeance; mais le peintre d'Urbin vécut davantage pour lui-même. Il voyait les grands quand il y était obligé. Vinci trouva du plaisir à vivre avec eux, et ils l'en récompensèrent en lui faisant passer sa vie dans une grande aisance.

Il manqua seulement à Léonard, pour être aussi grand par ses ouvrages que par son talent, de connaître une observation, mais qui appartient à une société plus avancée que celle du quinzième siècle: c'est qu'un homme ne peut courir la chance d'être grand qu'en sacrifiant sa vie entière à un seul genre; ou plutôt, car connaître n'est rien, il lui manqua une passion profonde pour un art quelconque. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il a été longtemps la seule objection contre cette maxime qui est aujourd'hui un lieu commun. De nos jours, Voltaire a présenté le même phénomène.

Léonard, après avoir perfectionné les canaux du Milanais,

découvert la cause de la lumière cendrée de la lune et de la couleur bleue des ombres, modelé le cheval colossal de Milan, terminé son tableau de la Cène et ses Traités de peinture et de physique, put se croire le premier ingénieur, le premier astronome, le premier peintre, et le premier sculpteur de son siècle. Pendant quelques années il fut réellement tout cela; mais Raphaël, Galilée, Michel-Ange, parurent successivement, allèrent plus loin que lui, chacun dans sa partie; et Léonard de Vinci, une des plus belles plantes dont puisse s'honorer l'espèce humaine, ne resta le premier dans aucun genre.

CHAPITRE LXVI.

QUE DANS CE QUI PLAIT NOUS NE POUVONS ESTIMER QUE CE QUI NOUS PLAIT.

Chez le Titien, la science du coloris consiste en une infinité de remarques sur l'effet des couleurs voisines, sur leurs plus fines différences, et en la pratique d'exécuter ces différences. Son œil exercé distingue dans un panier d'oranges vingt jaunes opposés qui laissent un souvenir distinct.

L'attention de Raphaël, négligeant les couleurs, ne voyait dans ces oranges que leurs contours, et les groupes plus ou moins gracieux qu'elles formaient entre elles. Or l'attention ne peut pas plus être à deux objets à la fois que ne pas courir au plus agréable. Dans une jeune femme allaitant son enfant, que ces deux grands peintres rencontraient au quartier de Transtevère en se promenant ensemble, l'un remarquait les contours des parties nues qui s'offraient à l'œil, l'autre les fraîches couleurs dont elles étaient parées.

Si Raphaël eût trouvé plus de plaisir aux beautés des couleurs qu'aux beautés des contours, il n'eût pas remarqué ceux-ci de préférence. En voyant le choix contraire du Titien, il fallait, ou que Raphaël fût un froid philosophe, ou qu'il se dit : « C'est un homme d'un extrême talent, mais qui se trompe sur la plus grande vérité de la peinture: l'art de faire plaisir au specta

eil

teur. » Car, si Raphaël eût cru son opinion fausse, il en eût changé.

Le simple amateur qui n'a pas consacré quinze heures de cha cune de ses journées à observer ou reproduire les beaux contours admire davantage le Titien. Son admiration n'est point troublée par cette observation importune que le Vénitien se trompe sur le grand but de la peinture.

Seulement, comme l'amateur n'a pas sur le coloris les deux ou trois cents idées de Raphaël, dont chacune se termine par un acte d'admiration envers le Titien, en ce sens il admire un peu moins le peintre de Venise.

Beaucoup des idées du Titien étaient inintelligibles à Raphaël, si l'on doit le nom d'idées à cet instinct inéclairci qui conduit les grands hommes.

Au milieu de cette immense variété que la nature offre aux regards de l'homme, il ne remarque à la longue que les aspects qui sont analogues à sa manière de chercher le bonheur. Gray ne voit que les scènes imposantes; Marivaux, que les points de vue fins et singuliers. Tout le reste est ennuyeux. L'artiste médiocre est celui qui ne sent vivement ni le bonheur ni le malheur, ou qui ne les trouve que dans les choses communes, ou qui ne les trouve pas dans les objets de la nature, dont l'imitation fait son art.

Un bizarre château de nuages sous le ciel embrasé de Poestum, une mère donnant le bras à son fils, jeune soldat blessé, tandis qu'un petit enfant s'attache à sa redingote d'uniforme pour ne pas tomber sur le pavé glissant de Paris, absorbe pendant huit jours l'attention du véritable artiste. Ce groupe marchant péniblement lui fait découvrir dans son âme deux ou trois des grandes vérités de l'art.

On peut devenir artiste en prenant les règles dans les livres, et non dans son cœur. C'est le malheur de notre siècle qu'il y ait des recueils de ces règles. Aussi loin qu'elles s'étendent, aussi loin va le talent des peintres du jour. Mais les règles boiteuses ne peuvent suivre les élans du génie.

[ocr errors]

Bien plus, comme elles sont fondées sur la somme1 du goût de

↑ Mathématiques. En faisant la somme, les quantités affectées de si

tous les hommes, leur principe se refuse à favoriser le degré d'originalité inhérent à chaque talent. De là tant de ces tableaux qui embarrassent les jeunes amateurs aux expositions, ils ne savent qu'y blâmer; y blâmer, serait inventer.

[ocr errors]

Le comble de l'abomination, c'est que ces artistes perroquets font respecter leurs oracles comme s'ils partaient directement de l'observation de la nature.

La Harpe a appris la littérature à cent mille Français, dont il a fait de mauvais juges, et étouffé deux ou trois hommes de génie, surtout dans la province.

Le talent vrai, comme le Vismara, papillon des Indes, prend la couleur de la plante sur laquelle il vit; moi, qui me nourris des mêmes anecdotes, des mêmes jugements, des mêmes aspects de la nature, comment ne pas jouir de ce talent qui me donne l'extrait de ce que j'aime?

En 1793, les officiers prussiens de la garnison de Colberg avaient une table économique que quelques pauvres émigrés se trouvaient tout aises de partager; ils remarquaient un jour un vieux major de hussards tout couvert d'antiques balafres, reçues jadis dans la guerre de sept ans et à moitié cachées par d'énormes moustaches grises.

La conversation s'engagea sur les duels. Un jeune cornette à la figure grossière et au ton tranchant se mit à pérorer sur un sujet dont parler est si ridicule. « Et vous, monsieur le major, combien avez-vous eu de duels? — Aucun, grâce au ciel! répond le vieux hussard avec sa voix prudente. J'ai quatorze blessures, et, grâce à Dieu! elles ne sont pas au dos; ainsi

je puis dire que je me tiens heureux de n'avoir jamais eu de duel. Pardieu! vous en aurez un avec moi! » s'écrie le cornette en s'allongeant de tout son corps pour lui donner un soufflet. Mais la main sacrilége ne toucha pas les vieilles moustaches.

Le major, tout troublé, se prenait à la table pour se lever, quand un cri unanime se fait entendre: Stehen Sie ruhig, Herr

gnes différents se détruisent; la vivacité provençale est détruite par la froideur picarde; il ne faut donc être ni chaud ni froid.

Major ! Tous les officiers présents saisissent le cornette, le jettent par la fenêtre, et l'on se remet à table comme si de rien n'était. Les yeux humides de larmes peignaient l'enthousiasme. Ce trait est fort bien, les officiers émigrés l'approuvèrent; mais il ne leur serait pas venu.

Dans les insultes, le Français se dit : « Voyons comment il s'en tirera. » L'Allemand, plus disposé à l'enthousiasme, compte plus sur le secours de tous. Le vaniteux Français s'isole rapidement. Toute l'attention est profondément rappelée au moi. Il n'y a plus de sympathie 2.

Qu'importent ces détails fatigants, et dont Quintilien ne parle pas? Blair et la Harpe veulent jeter au même moule les plaisirs de ces deux peuples.

Quelquefois l'enthousiasme de Schiller nous semble niais. L'honneur français, au delà du Rhin, paraît égoïste, méchant, desséchant.

Le véritable Allemand est un grand corps blond, d'une apparence indolente. Les événements figurés par l'imagination, et susceptibles de donner une impression attendrissante, avec mélange de noblesse produite par le rang des personnages en action, sont la vraie pâture de son cœur : comme ce titre que je viens de rencontrer sur un piano 3:

Six valses favorites de l'impératrice d'Autriche Marie-Louise, jouées à son entrée à Presbourg par la garde impériale.

Quand la musique donne du plaisir à un Allemand, sa pantomime naturelle serait de devenir encore plus immobile. Loin de là, ses mouvements passionnés, faits extrêmement vite, ont l'air de l'exercice à la prussienne. Il est impossible de ne pas rire *. La pudeur de l'attendrissement manque au dur Germain, et il voit des monstres dans les personnages de Crébillon fils.

Vous voyez le mécanisme de l'impossibilité qui sépare Gray

1 Ne bougez, monsieur le major.

2 C'est que nos plus grands périls sont de vanité.

3 21 juin 1813.

Le jeune Allemand veut être gracieux, et ce qu'il fait dans cette vue le rend déplaisant.

« PreviousContinue »