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ce que j'aurai vu. Je recommande à mes disciples de ne pas croire en mes paroles. >>

Voilà toute la gloire de Bacon, et, quoique le résultat auquel il arrive sur le froid et le chaud, qu'il prend avec quelque emphase pour exemple de sa manière de chercher la vérité, soit ridicule, l'histoire des idées de cet homme est l'histoire de l'esprit humain.

Or, cent ans avant Bacon, Léonard de Vinci avait écrit ce qui fait la grandeur de Bacon 1; son tort est de ne l'avoir pas imprimé. Il dit :

« L'interprète des artifices de la nature, c'est l'expérience; elle ne trompe jamais; c'est notre jugement qui quelquefois se trompe lui-même.

« . . . . . Il faut consulter l'expérience, et varier les circonstances jusqu'à ce que nous en ayons tiré des règles générales, car c'est elle qui fournit les règles générales 2.

« Les règles générales empêchent que nous ne nous abusions nous-mêmes, ou les autres, en nous promettant des résultats que nous ne saurions obtenir.

« Dans l'étude des sciences qui tiennent aux mathématiques, ceux qui ne consultent pas la nature, mais les auteurs, ne sont pas des enfants de la nature; je dirai qu'ils n'en sont que les petits-fils. Elle seule, en effet, est le guide des vrais génies; mais voyez la sottise! on se moque d'un homme qui aime mieux apprendre de la nature elle-même que des auteurs qui ne sont que ses élèves. >>

Ces idées ne sont point une bonne fortune due au hasard; Léonard y revient souvent. Il dit ailleurs :

« Je vais traiter tel sujet. Mais, avant tout, je ferai quelques expériences, parce que mon dessein est de citer d'abord l'expérience, et de démontrer ensuite pourquoi les corps sont contraints d'agir de telle manière; c'est la méthode qu'on doit observer dans la recherche des phénomènes de la nature. »

1 Bacon, né en 1561, mort en 1626. Vinci, né en 1452, mort en 1519.

2 Et non pas les axiomes, qui sont cause de la vérité des cas particuliers, comme on le criait dans les écoles.

Si l'on trouve encore un peu d'embarras dans ces phrases, qu'on relise Bacon; on verra que le Florentin est plus clair. La raison en est simple : l'Anglais avait commencé par lire Aristote; l'Italien par copier les visages ridicules qu'il rencontrait dans Florence.

Il y a dans Vinci beaucoup de ces vérités de détail, chose si rare chez le philosophe anglais 1.

Au quinzième siècle, les écrits des artistes sont beaucoup plus lisibles que ceux des grands littérateurs. Quand ces derniers sont supportables, c'est qu'ils ont fait pour leurs sujets ce que font aujourd'hui les gens qui veulent savoir l'histoire re

1 En mécanique, Léonard connaissait la théorie des forces appliquées obliquement aux bras du levier; la résistance respective des poutres; les lois du frottement données ensuite par Amontons; l'influence du centre de gravité sur les corps en repos ou en mouvement; plusieurs applications du principe des vitesses virtuelles; il construisait des oiseaux qui s'envolaient, et des quadrupèdes qui marchaient sans aucun secours extérieur.

En optique,

Vinci a décrit avant Porta la chambre obscure; il explique avant Maurolicus l'image du soleil dans un trou de forme anguleuse; il connaît la perspective aérienne, la nature des ombres colorées, les mouvements de l'iris, la durée de l'impression visible.

En hydraulique,

Il connut tout ce que le célèbre Castelli publia un siècle après lui. Léonard a dit vers 1510 : « Le feu détruit sans cesse l'air qui le nourrit; il se ferait du vide si d'autre air n'accourait pour le nourrir. Lorsque l'air n'est pas dans un état propre à recevoir la flamme, il n'y peut vivre ni flamme ni aucun animal terrestre ou aérien. En général, aucun animal ne peut vivre dans un endroit où la flamme ne vit pas. »

Cela est un peu supérieur à la définition du calorique donnée par Bacon *.

Dans les sciences physico-mathématiques, Léonard est aussi grand qu'en peinture.

Voir la brochure ae Venturi (Duprat, 1796); et M. Venturi n'a déchiffré qu'une petite partie des manuscrits de Léonard de Vinci.

« La forme ou l'essence de la chaleur est d'être un mouvement expansif, comprimé en partie, faisant effort, ayant lieu dans les parties moyennes du corps, ayant quelque tendance de bas en haut, point lent, mais vif et un peu impétueux. (Novum organum, lib. II.)

garder les Daniel, les Fleury, les d'Orléans, tout ce qui est imprimé avant 1790 comme non avenu, et voir les auteurs origi

naux.

Mais, dira-t-on, le Traité de la peinture de Léonard de Vinc ne prouve guère cet éloge. Je réponds: Lisez aussi les Traités de Bacon. Vinci veut quelquefois avoir de l'esprit, c'est-à-dire imiter les grands littérateurs de son temps. D'ailleurs, le Traité de la peinture est, comme les Pensées de Pascal, un extrait tiré des manuscrits du grand homme, et par un ouvrier qui le perd de vue dès qu'il s'élève.

En 1630, cet extrait se trouvait à la bibliothèque Barberine, à Rome; en 1640, le cavalier del Pozzo en obtint une copie, et le Poussin en dessina les figures. Le manuscrit du Pozzo fut la base de l'édition donnée par Raphaël Dufresne en 1651. II existe encore avec les dessins du Poussin, dans la collection des livres de Chardin, à Paris. Entre autres omissions, le compilateur a laissé la comparaison de la peinture avec la sculpture. Quel sujet sous la plume de Léonard, s'il eût trouvé une langue pour exprimer ses idées!

CHAPITRE LXIII.

En 1515, François Ier succède à Louis XII, gagne la bataille de Marignan et entre à Milan, où, sur-le-champ, nous trouvons Léonard.

La connaissance commença entre ces deux hommes aimables par un lion que Vinci exécuta à Pavie; ce lion, marchant sans aide extérieur, s'avança jusque devant le fauteuil du roi, après quoi il ouvrit son sein, qui se trouva plein de bouquets de lis 1.

François Ier alla signer à Bologne le fameux concordat avec Léon X, et ces princes furent d'autant plus contents l'un de l'autre, que chacun sacrifia ce qui ne lui appartenait point. Il

1 Lomazzo, Traité de la peinture, liv. II, chap. 1.

paraît que Léonard suivit le roi, et qu'il ne fut pas fâché de montrer au pape qu'il savait plaire aux gens de goût.

Bientôt après, François Ier parla de son retour en France. Léonard se voyait arrivé à l'âge où l'on cesse d'inventer; l'attention de l'Italie était occupée par deux jeunes artistes dignes de leur gloire. Accoutumé dès longtemps à l'admiration exclusive d'une cour aimable, il accepta sans regret les propositions du roi, et quitta l'Italie pour n'y jamais rentrer, vers la fin de janvier 1516. Il avait soixante-quatre ans.

François Ier crut faire passer les Alpes au génie des arts en emmenant ce grand homme; il lui donna le titre de peintre du roi, et une pension de sept cents écus. Du reste, c'est en vain qu'il le pria de peindre le carton de Sainte Anne, qu'il emportait avec lui. Léonard, loin du soleil d'Italie, ne voulut plus travailler aux choses qui veulent de l'enthousiasme. Tout au plus fit-il quelques plans pour des canaux dans les environs de Romorantin 1.

L'admiration tendre pour François Ier inspire une réflexion. L'énergie de la Ligue sème des grands hommes. Louis XIV naît en même temps qu'eux ; il a bien de la peine à comprendre leurs ouvrages 2. Il est sans génie, il n'a pour âme que de la vanité3, et l'on dit le siècle de Louis XIV. François Ier eut tout ce qui manquait à l'autre, et c'est Louis XIV qu'on appelle le protecteur des arts.

Tout ce que nous savons du séjour de Léonard en France, c'est qu'il habitait une maison royale appelée le Cloux, située à un quart de lieu d'Amboise.

En 1518, il songea à la religion ".

1 En janvier 1518.

2 Corneille et la Fontaine; car, pour peu qu'on ait d'usage en France, on a l'intelligence du comique et la critique verbale.

3 On annonce à Louis XIV que la duchesse de Bourgogne vient de se blesser. (Saint-Simon, édition complète de Levrault.)

* On ne peut faire de découvertes qu'autant que l'on raisonne de bonne foi avec soi-même. Léonard avait trop d'esprit pour admettre la religion de son siècle; aussi, un passage de Vasari, supprimé dans la deuxième édition, dit-il : « Tanti furono i suoi capricci che filosofando delle cose

Par son testament 1 il donne tous ses livres, instruments et dessins à François de Melzi; il donne à Baptiste de Villanis, suo servitore, c'est-à-dire son domestique, la moitié de la vigne qu'il possède hors des murs de Milan, et l'autre moitié à Salaï, aussi suo servitore, le tout en récompense des bons et agréables services que lesdits de Villanis et Salaï lui ont rendus. Enfin, il laisse à de Villanis la propriété de l'eau qui lui avait été donnée par le roi Louis XII.

CHAPITRE LXIV.

Voici une lettre de F. Melzi aux frères de Léonard:

<< Monsieur Julien et ses frères, très-honorables, je vous crois informés de la mort de maître Léonard, votre frère, et mon excellent père: il me serait impossible d'exprimer la douleur que j'ai sentie. Tant que mes membres se soutiendront ensemble, j'en garderai le triste souvenir. C'est un devoir, car il avait pour moi l'amitié la plus tendre, et il m'en donnait journellement des preuves. Tout le monde ici a été affligé de la mort d'un tel homme.

Il sortit de la présente vie le 2 de mai, avec tous les sacrements de l'Église; et, parce qu'il avait une lettre du roi très-chrétien, qui l'autorisait à tester, il a fait un testament que je vous enverrai par une occasion sûre, celle de mon oncle, qui viendra me voir ici, et qui ensuite retournera à Milan.... Léonard a dans les mains du camerlingue de Santa-Maria-Nuova............. quatre cents écus au soleil, lesquels ont été placés au cinq pour

naturali attese a intendere la proprietà delle, continuando e osservando il moto del cielo, il corso della luna, e gli andamenti del sole. Per il che fece nell' animo, un concetto si eretico che non si acostava a qualsivoglia religione, stimando, per aventura, assai più l' essere filosofo, che cristiano. >>

Vasari ajoute qu'un an avant sa mort Vinci revint au papisme. Si l'on demande à l'histoire un portrait fidèle des choses, il faut entendre à demi-mot tout ce qui échappe contre le préjugé dominant.

1 Fait au Cloux, près d'Amboise, le 18 avril 1518.

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