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CHAPITRE LIX.

LÉONARD ET RAPHAEL.

Pour peu que l'on compare les récits que font les contemporains de l'âme noble, affectueuse, pleine de discernement, toujours désireuse de s'avancer vers la perfection qui anima ces deux lumières de l'art, on n'a pas de peine à rejeter toute idée d'imitation. L'un et l'autre tirait des divers effets de la nature, parmi lesquels ils choisissaient avec un génie semblable, des ouvrages qui paraissent sortir du même pinceau : mais, s'ils peuvent tromper l'œil exercé, ils ne tromperont jamais l'âme sensible.

Je mettrais parmi les ouvrages de Léonard qui rappellent le mieux le génie de Raphaël le portrait de Léonard lui-même à l'âge qu'il avait lors de son voyage à Rome 1. Ce portrait, qu'un juste respect a placé sous verre, se voit à Florence, dans ces salles où le cardinal Léopold de Médicis recueillit les portraits des grands peintres faits par eux-mêmes. La force du style fait pâlir tous les portraits qui l'entourent. Telle est encore cette tête de jeune homme, que, dans une autre salle, l'on fait passer pour le portrait de Raphaël; et enfin, pour finir par l'exemple le plus frappant, cette célèbre demi-figure de jeune religieuse dans la galerie Nicolini, dont je ne dirai rien, de peur de paraître exagéré aux personnes qui n'ont pas vu Florence. C'est un de ces tableaux qui impriment profondément l'amour de la peinture, et donnent la chaleur nécessaire pour dévorer vingt volumes de niaiseries.

Qui a vu Rome et ne se rappelle pas avec une douce émotion, au milieu de tant de souvenirs que laisse la ville éternelle, cette Dispute de Jésus-Christ à la galerie Doria, et ce portrait que l'on croit être de la belle reine Jeanne de Naples, la Marie-Stuart de l'Italie, et ces deux figures du palais Barberini, où Léonard cher

1 Très-bien gravé dans la collection de l'imprimeur Bettoni, à Padoue.

cha à exprimer la vanité et la modestie? On voit ce grand homme arrivant au sublime. Après avoir atteint toutes les parties matérielles de son art, il cherche à rendre les mouvements de l'âme. Les Romains font remarquer qu'aucun peintre n'a jamais pu faire de copie passable de ces deux figures.

Le Corrége a réuni la grâce de l'expression à celle du style. Léonard, dont le style était mélancolique et solennel ', eut la grâce de l'expression presque au même point que le Corrége. Voyez, au palais Albani, cette Madone qui semble demander à son fils une belle tige de lis avec laquelle il joue. L'enfant, enchanté de sa fleur, semble la refuser à sa mère, et se penche en arrière action charmante dans un jeune Dieu, et qui surpasse de bien loin tout ce que les bas-reliefs antiques de l'éducation de Jupiter par les nymphes du mont Ida offrent de plus gracieux.

CHAPITRE LX.

Je croirais que ces tableaux ont été faits peudant les divers séjours de Léonard à Florence, plutôt que pendant le peu de temps qu'il s'arrêta dans Rome. Dans l'état actuel de nos connaissances biographiques, ce serait imiter de trop près Winckelmann et les autres historiens de l'art antique que de vouloir assigner l'époque de chacun d'eux. Il s'agit d'un homme qui fut grand de bonne heure, tenta sans cesse de nouvelles voies pour arriver à la perfection, et souvent laissa ses ouvrages à moitié terminés, lorsqu'il désespérait de les porter au sublime 2.

Nous pouvons répéter de Léonard ce que nous aurons à dire du Frate, du Corrége, et de tous les peintres qui ont excellé dans le clair-obscur.

Il donna au sculpteur Rustici le modèle des trois statues de bronze qui sont au-dessus de la porte boréale du baptistère à Florence.

1 Voyez la Vierge au Rocher, au Musée de Paris, et le Saint Georges, à Dresde, ou celui de M. Frigeri, à Milan.

2 Par exemple, le grand tableau de la galerie de Florence.

Le cardinal Frédéric Borromée, le neveu du grand homme saint Charles, faisant la description du tableau qui est à Paris (no 1033), et que Luini a peint sur le dessin de Vinci, dit que l'on conservait encore de son temps le modèle fait en terre par Léonard pour la figure de l'enfant. Lomazzo se glorifiait d'avoir dans son atelie une petite tête de Jésus, où il trouvait toute l'expression possible. Léonard disait souvent que ce n'est qu'en modelant que le peintre peut trouver la science des ombres.

CHAPITRE LXI.

ÉTUDES ANATOMIQUES DE LÉONARD.

Les idées à la fois exactes et fines ne pouvaient être rendues par le langage du quinzième siècle. Pour peu que nous ne voulions pas raisonner comme un faiseur de prose poétique, nous sommes réduits à deviner.

Probablement Léonard approcha d'une partie de la science de l'homme, qui même aujourd'hui est encore vierge : la connaissance des faits qui lient intimement la science des passions, la science des idées et la médecine. Le vulgaire des peintres ne considère dans les larmes qu'un signe de la douleur morale. Il faut voir que c'en est la marque nécessaire. C'est à reconnaître la nécessité de ce mouvement, c'est à suivre l'effet anatomique de la douleur, depuis le moment où une femme tendre reçoit la nouvelle de la mort de son amant jusqu'à celui où elle le pleure, c'est à voir bien nettement comment les diverses pièces de la machine humaine forcent les yeux à répandre des larmes, que Léonard s'appliqua. Le curieux qui a étudié la nature humaine sous cet aspect voit souvent les autres peintres faire courir un homme sans lui faire remuer les jambes.

Je ne connais que deux écrivains qui aient approché franchement de la science attaquée par Léonard1 : Pinel et Cabanis. Leurs ouvrages, pleins du génie d'Hippocrate, c'est-à-dire de faits et de

1 Traité de la manie et rapports du moral. (Voir Cricton.) An inquiry into the nature and origin of mental derangements. Londres, 1798.

conséquences bien déduites de ces faits, ont commencé la science. Les phrases de Zimmermann et des Allemands ne peuvent qu'en donner le goût.

Lorsque le bon curé Primerose1 arrive au milieu de la nuit, après un long voyage, devant sa petite maison, et qu'au moment où il étend le bras pour frapper il l'aperçoit tout en feu, et les flammes sortant de toutes les fenêtres, c'est la physiologie qui apprend au peintre, comme au poëte, que la terreur marque la face de l'homme par une pâleur générale, l'œil fixe, la bouche béante, une sensation de froid dans tout le corps, un relâchement des muscles de la face, souvent une interruption dans la chaîne des idées. Elle fait plus, elle donne le pourquoi et la liaison de chacun de ces phénomènes.

Un peintre a présenté Valentine de Milan pleurant son époux2. Il a réussi à toucher le public par la jolie devise : « Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus, » par l'écusson des Visconti placé aux vitraux de la fenêtre 3, et par un chien fidèle. Assu→ rément cela fait l'éloge de la sensibilité française.

Un peintre du quinzième siècle eût probablement négligé cette harmonie des convenances, présent fait aux arts par la moderne littérature. Mais, au lieu de faire un petit visage gris d'un pouce de proportion, qui n'est que l'accessoire du beau gothique de la voûte, il eût prêté une oreille attentive à la physiologie, qui lui disait :

« Le chagrin profond produit un sentiment de langueur générale, la chute des forces musculaires, la perte de l'appétit, la petitesse du pouls, le resserrement de la peau, la pâleur de la face, le froid des extrémités, une diminution très-sensible dans la force du cœur et des artères, d'où vient un sentiment trompeur de plénitude, d'oppression, d'anxiété, une respiration laborieuse et lente qui entraîne les soupirs et les sanglots, et le regard presque farouche, qui complète la profonde altération des traits. >>

The Vicar of Wakefield.

Exposition de 1812.

Dove dell' Angue esce l' ignudo fanciullo.

L'ARIOSTE.

Suivant les préceptes pratiqués par Léonard pour le tableau de la Cène, le peintre italien eût pénétré dans les prisons et dans les loges de Bedlam. Il eût reconnu la vérité de ces traits caractéristiques. Ceux que son art ne peut rendre lui eussent aidé, en présence de la nature, à reconnaître les circonstances qu'il peut imiter. Enfin, après des études réfléchies, rempli d'une profonde connaissance de la tristesse, et ayant devant les yeux ce qu'il y avait de commun dans les traits de tous les malheureux qu'il avait observés, l'Italien aurait peint sa tête de Valenline sur le premier fond venu, sans songer à tout le parti que l'on peut tirer d'une corniche; mais tout le monde comprend une corniche.

Voilà, ce me semble, le genre d'observation dont Léonard s'occupa toute sa vie ; mais il n'y avait que le même nom d'anutomie pour cette étude-ci, et la science des muscles où triompha Michel-Ange. Le peu de figures nues que Léonard a laissées prouve assez que la science des muscles fut pour lui sans attrait particulier. On conçoit facilement, au contraire, son goût dominant pour une étude qui tirait parti de toutes les observations que l'homme d'esprit avait faites dans le monde.

Un amour-propre délicat devait trouver des jouissances vives dans ce genre de découvertes. Leur évidence plaçait leur auteur bien au-dessus de tous les prétendus philosophes de son siècle, qui, follement partagés entre les chimères de Platon et celles d'Aristote, changeaient de temps en temps d'absurdités, sans pour cela approcher davantage du vrai.

CHAPITRE LXII.

IDÉOLOGIE DE LÉONARD.

Depuis douze siècles, l'esprit humain languissait dans la barbarie. Tout à coup un jeune homme de dix-huit ans osa dire : « Je vais me mettre à ne rien croire de ce qu'on a écrit sur tout ce qui fait le sujet des discours des hommes. J'ouvrirai les yeux, je verrai les circonstances des faits, et n'ajouterai foi qu'à

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