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contrèrent un jour au monastère des Gráces, dans le réfectoire des pères dominicains. Ils contemplaient en silence Léonard de Vinci, qui achevait alors son miraculeux tableau de la Cène. Ce peintre aimait fort que ceux qui voyaient ses ouvrages lui en dissent librement leur avis. Il venait souvent de grand matin au couvent des Grâces; et cela, je l'ai vu moi-même. Il montait en courant sur son échafaudage. Là, oubliant jusqu'au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu'à ce que la nuit tout à fait noire le mît dans l'impossibilité absolue de continuer. D'autres fois, il était trois ou quatre jours sans y toucher, seulement il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler ses figures, et apparemment à les critiquer en lui-même. Je l'ai encore vu en plein midi, quand le soleil dans la canicule rend les rues de Milan désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale, venir au couvent sans chercher l'ombre, et par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau à l'une de ses têtes, et s'en aller sur-le-champ.

<< Mais, pour en revenir à nos gentilshommes, pendant que nous étions à voir travailler Léonard, le cardinal Gurcense, qui avait pris son logement dans notre couvent, vint au réfectoire pour visiter cet ouvrage célèbre. Dès que Léonard aperçut le cardinal, il descendit, vint le saluer, et en fut traité avec toute la distinction possible. On raisonna dans cette occasion de bien des choses, et entre autres de l'excellence de la peinture; plusieurs désirant que l'on pût voir de ces tableaux antiques qui sont si fort loués dans les bons auteurs, afin de pouvoir juger si nos peintres modernes peuvent se comparer aux anciens.

« Le cardinal demanda à Léonard quels étaient ses appointements à la cour du duc; à quoi il répondit que d'ordinaire il avait une pension de deux mille ducats, sans les présents de toute nature dont Son Excellence le comblait tous les jours. Le cardinal, auquel ce traitement parut fort considérable, nous quitta un moment après pour remonter dans ses appartements.

<< Vinci, pour nous montrer alors en quel honneur on avait de tout temps tenu l'art de la peinture, nous conta une histoire que je n'ai jamais oubliée. »

La nouvelle qui suit est une anecdote relative à Fra Filippo, que Léonard commence par des plaisanteries sur l'ignorance du cardinal Gurcense.

Bugati, dans son histoire publiée en 1570, dit bien que Louis le Maure avait assigné à son peintre une pension de cinq cents écus, mais il est possible que le traitement de Léonard eût été augmenté, ou qu'il en cumulât plusieurs.

Jean-Paul Lomazzo, peintre aveugle à trente ans, et ceptndant auteur de vers très-gais et très-médiocres, l'est aussi du meilleur Traité de peinture que nous ayons. Il est vrai qu'il faut chercher les préceptes sensés dans un océan de paroles. On trouve au chapitre IX du Ier livre, écrit vers l'an 1560 :

<< Parmi les modernes, Léonard de Vinci, peintre étonnant, donna tant de beauté et de majesté à saint Jacques le Majeur et à son frère, dans son tableau de la Cène, qu'ayant ensuite à traiter la figure de Jésus-Christ, il ne put l'élever au degré de beauté sublime qui lui semblait convenable. Après avoir cherché longtemps, il alla demander conseil à son ami Bernardo Zénale, qui lui répondit : «< 0 Léonard! elle est d'une telle conséquence, l'er« reur que tu as commise, que Dieu seul peut y porter remède; «< car il n'est pas plus en ton pouvoir qu'en celui d'aucun mortel << de donner à un personnage plus de beauté et un air plus divin << que tu ne l'as fait pour les têtes de saint Jacques le Majeur et de « son frère. Ainsi laisse le Christ imparfait, car tu ne le feras ja<< mais être le Christ auprès de ces deux apôtres. » Et Léonard suivit ce conseil, comme on peut encore le distinguer aujourd'hui, quoique la peinture tombe en ruines. >>

CHAPITRE LI.

MALHEURS DE CE TABLEAU.

Lorsque le roi François Ier, qui aimait les arts comme un Italien, entra en vainqueur dans Milan (1515), il eut l'idée de faire transporter le Cénacle en France; il demanda à ses architectes si, au moyen d'énormes poutres et de barres de fer, ils se fe

raient fort de maintenir la muraille, et d'empêcher qu'elle ne se brisât en route; ce dont personne n'osa lui répondre. De nos jours, rien de plus aisé : on eût mis d'abord le tableau sur toile 1.

Le Cénacle était alors dans tout son éclat; mais, dès l'an 1540, Armenini nous le représente comme à demi effacé. Lomazzo assure, en 1560, que les couleurs avaient bien vite disparu ; que, les contours seuls restant, on ne pouvait plus admirer que le dessin.

En 1624, il n'y avait presque plus rien à voir dans cette fresque, dit le chartreux Sanèse. En 1652, les pères dominicains, trouvant peu convenable l'entrée de leur réfectoire, n'eurent pas de remords de couper les jambes au Sauveur et aux apôtres voisins pour agrandir la porte d'un lieu si considérable. On sent l'effet des coups de marteau sur un enduit qui déjà de toutes parts se détachait de la muraille. Après avoir coupé le bas du tableau, les moines firent clouer l'écusson de l'empereur dans la partie supérieure, et ces armes étaient si amples, qu'elles descendaient jusqu'à la tête de Jésus.

Il était écrit que les soins de ces gens-là seraient aussi funestes à nos plaisirs que leur indifférence. En 1726, ils prirent la fatale résolution de faire arranger le tableau par un nommé Bellotti, barbouilleur, qui prétendait avoir un secret. Il en fit l'expérience devant quelques moines délégués, les trompa facilement, et enfin se fit une cabane couverte devant le Cénacle. Caché derrière cette toile, il osa repeindre en entier le tableau de Vinci; il le découvrit ensuite aux moines stupides, qui admirèrent la puissance du secret pour raviver les couleurs. Le Bellotti, bien payé, et qui n'était pas peu charlatan, donna aux moines, par reconnaissance, la recette du procédé.

Le seul morceau qn'il respecta fut le ciel, dont apparemment il désespéra d'imiter avec ses couleurs grossières la transparence vraiment divine : jugez-en par le ciel charmant de ce tableau de Pérugin qui est au bout du Musée.

1 Comme l'empereur vient de le faire faire à Rome pour la Descente de croix de Daniel de Volterre. Tôt ou tard quelque Anglais riche rendra le même service aux fresques du Dominiquin à Grotta-Ferrata.

La partie plaisante de ce malheur, c'est que les louanges sur la finesse pleine de grâce du pinceau de Léonard ne manquèrent pas de continuer de la part des connaisseurs. Un M. Cochin, artiste justement estimé à Paris, trouvait ce tableau fort dans le goût de Raphaël.

CHAPITRE LII.

A leur tour, les couleurs de Bellotti se ternirent, et probablement le tableau fut encore retouché avec des couleurs en détrempe. Il fut question, en 1770, de le faire rétablir de nouveau. Mais cette fois on délibérait longuement parmi les amateurs, et avec une attention digne du sujet, lorsque, sur la recommandation du comte de Firmian, gouverneur de Milan, et, de plus, homme d'esprit, dont ce n'est pas là le plus beau trait, le malheureux tableau fut livré à un M. Mazza, qui acheva de le ruiner. L'impie eut l'audace de racler avec un fer à cheminée le peu de croûtes vénérables qui restaient depuis Léonard; il appliqua même sur les parties qu'il voulait repeindre une teinte générale, afin de placer plus commodément ses couleurs. Les gens de goût murmuraient tout haut contre le barbouilleur et son protecteur. On «< devrait bien, disaient-ils, confier la conservation des grands monuments à quelques-uns des corps de l'État toujours si prudents, si lents à se déterminer, si amateurs des choses anciennes. >>

Mazza n'avait plus à faire que les têtes des apôtres Matthieu, Taddée et Simon, quand le prieur du couvent, qui s'etait empressé de donner les mains à tout ce que Son Excellence avait paru désirer, obtint, mais trop tard, une place à Turin. Son successeur, le père Galloni, dès qu'il eut vu le travail de Mazza, l'arrêta tout court.

En 1796, le général en chef Bonaparte alla visiter le tableau de Vinci; il ordonna que le lieu où étaient ses restes fût exempt de tout logement militaire, et en signa même l'ordre sur son genou avant de remonter à cheval. Mais, peu après, un général, dont je tairai le nom, se moqua de cet ordre, fit abattre les por

tes, et fit du réfectoire une écurie. Ses dragons trouvèrent plaisant de lancer des morceaux de briques à la tête des apôtres. Après eux, le réfectoire des dominicains fut un magasin à fourrages: ce ne fut que longtemps après que la ville obtint la permission de murer la porte.

En 1800, une inondation mit un pied d'eau dans cette salle abandonnée, et cette eau ne s'en alla que par évaporation. En 1807, le couvent étant devenu une caserne, le vice-roi fit restaurer cette salle avec le respect dû au grand nom de Léonard. Sous ce gouvernement despotique, rien de ce qui était grand ne se trouvait difficile. Le génie qui de loin civilisait l'Italie voulut rendre éternel ce qui restait du tableau de la Cène, et de la même main qui envoyait en exil l'auteur d'Ajace il signait le décret en vertu duquel le Cénacle a été copié en mosaïque de la grandeur même de l'original; entreprise qui surpasse tout ce que la mosaïque a tenté jusqu'ici, et qui touchait presque à să fin, lorsque l'étoile de Napoléon a cessé de briller sur l'Italie.

Pour le travail de l'artiste en mosaïque il fallait une copie. Le prince confia ce travail à M. Bossi. En voyant la copie de la Chartreuse de Pavie, et celle de Castellazo, on prend une haute idée du crédit que ce peintre avait à la cour du prince Eugène.

CHAPITRE LIII.

EXTRAIT DU JOURNAL DE SIR W. E.

6 janvier 1817.

Je viens de voir le Cenacle de feu M. Bossi, chez Rafaelli; c'est un gros ouvrage sans génie.

1o Le coloris est l'opposé de celui de Vinci. Le genre noir et majestueux de Léonard convenait surtout à cette scène. L'artiste milanais a pris un coloris de brique, illuminé de partout, mou, trop fondu, sans caractère. Il est sûr que dans une église son tableau ferait plus d'effet que celui de Léonard; il serait aperçu ; mais il serait surtout admiré des sots.

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