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LIVRE TROISIÈME

VIE DE LÉONARD DE VINCI

Odi profanum vulgus.

CHAPITRE XXXVIII.

SES PREMIÈRES ANNÉES. (1452.)

Je suis parti de Florence à cheval, à l'aurore d'un beau jour de printemps; j'ai descendu l'Arno jusqu'auprès du délicieux lac Fucecchio: tout près sont les débris du petit château de Vinci. J'avais dans les fontes de mes pistolets les gravures de ses ouvrages; je les avais achetées sans les voir; j'en voulais recevoir la première impression sous les ombrages de ces collines charmantes au milieu desquelles naquit le plus ancien des grands peintres, précisément trois cent quarante ans avant ma visite, en 1452.

Il était fils naturel d'un messer Pietro, notaire de la république, et aimable comme un enfant de l'amour.

Dès sa plus tendre enfance, on le trouve l'admiration de ses contemporains. Génie élevé et subtil, curieux d'apprendre de nouvelles choses, ardent à les tenter, on le voit porter ce caractère, non-seulement dans les trois arts du dessin, mais aussi en mathématiques, en mécanique, en musique, en poésie, en idéologie, sans parler des arts d'agrément, dans lesquels il ex

cella : l'escrime, la danse, l'équitation; et ces talents divers, il les posséda de telle sorte, que, duquel qu'il fit usage pour plaire, il semblait né pour celui-là seul.

Messer Pietro, étonné de cet être singulier, prit quelques-uns de ses dessins, qu'il alla montrer à André Verocchio, peintre et statuaire alors très-renommé. André ne put les croire les essais d'un enfant; on le lui amena: ses grâces achevèrent de le séduire, et il fut bientôt son élève favori. Peu après, Verocchio, peignant à Saint-Salvi, pour les moines de Valombreuse, un tableau de Saint Jean baptisant Jésus, Léonard y fit cet ange si plein de grâces.

Toutefois la peinture ne prenait pas tous ses moments. On voit, par les récits aveugles de ses biographes, qu'il s'occupait également de chimie et de mécanique. Ils rapportent, avec quelque honte, que Léonard avait des idées extravagantes. Un jour, il cherchait à former, par le mélange de matières inodores, des odeurs détestables. Ces gaz, venant à se développer tout à coup dans l'appartement où la société était rassemblée, mettaient tout le monde en fuite. Une autre fois, des vessies cachées étaient enflées par des soufflets invisibles, et, remplissant peu à peu toute la capacité de la chambre, forçaient les assistants à décamper. Il inventait un mécanisme par lequel, au milieu de la nuit, le fond d'un lit s'élevait tout à coup, au grand détriment du dormeur. Il en trouvait un autre pour élever de grands poids. Il eut l'idée de soulever l'énorme édifice de Saint-Laurent, pour le placer sur une base plus majestueuse.

On le voyait dans les rues s'arrêter tout à coup pour copier sur un petit livret de papier blanc les figures qu'il rencontrait. Nous les avons encore, ces charmantes caricatures, et ce sont les meilleures qui existent1. Non-seulement il cherchait les modèles du beau et du laid, mais il prétendait saisir l'expression fugitive des affections de l'âme et des idées. Les choses bizarres et alté rées avaient un droit particulier à son attention. Il sentit le premier peut-être cette partie des beaux-arts qui n'est pas fondée

1 Elles sont trenie-nunt, dit Mariette, dessinées à la plume; je les ai vues gravées par. . . .

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sur la sympathie, mais sur un retour d'amour-propre 1. Il amenait dîner chez lui des gens de la campagne, pour les faire rire à gorge déployée, par les récits les plus étranges et les contes les plus gais. D'autres fois on le voyait suivre les malheureux au supplice.

Une rare beauté, des manières pleines de charme, faisaient trouver admirables ces idées singulières, et il paraît que, comme Raphaël, ce génie heureux fut une exception à la règle si vraie: Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.

CHAPITRE XXXIX.

LES ÉPOQUES DE SA VIE.

(LA FONTAINE.)

Il faut qu'il eût trouvé l'art de rendre ses travaux utiles, car son père n'était pas riche, et l'on voit ce jeune peintre commençant sa carrière avoir à Florence, cette Londres du moyen âge, des chevaux et des domestiques, et tenir beaucoup à ce que ses chevaux fussent les plus vifs et les plus beaux de la ville. Avec eux il faisait les sauts les plus hardis, à faire frémir les amateurs les plus intrépides: sa force était telle, qu'il pliait facilement un fer de cheval.

La vie de ce grand homme peut se diviser en quatre époques. Sa jeunesse, qu'il passa dans Florence; le temps qu'il vécut à Milan, à la cour de Louis le Maure; les douze ou treize ans qu'il revint passer en Toscane, ou en voyages, après la chute de Ludovic; et enfin sa vieillesse et sa mort, à la cour de François Ier.

Son plus ancien ouvrage est peut-être un carton d'Adam et Eve cueillant la pomme fatale, qu'il fit pour le roi de Portugal.

Son père lui demanda de peindre un bouclier pour un paysan de Vinci. Il fallait y mettre ou la tête de Méduse, ou quelque animal horrible. Messer Pietro ne songeait plus au bouclier lors

1 On rit, par une jouissance d'amour-propre, à la vue subite de quelque perfection que la faiblesse d'autrui nous fait voir en nous.

qu'un jour il vint frapper à la porte de Léonard : celui-ci le prie d'attendre, place le tableau en bon jour, et le fait entrer. Le père recula d'horreur, crut voir un serpent véritable, et s'enfuit effrayé.

Tout ce que les couleuvres, les chauves-souris, les gros insectes des marais, les lézards, ont de plus horrible et de plus dégoûtant était réuni dans ce monstre; on le voyait sortir des fentes d'un rocher, et lancer son venin vers le spectateur.

Ce qu'il y a de mieux, c'est que toute cette terreur avait été réunie par une longue observation de la nature. Messer Pietro embrassa son fils, et le bouclier fut vendu trois cents ducats au duc de Milan, Galéas.

CHAPITRE XL.

SES PREMIERS OUVRAGES.

Les Milanais ont beau jurer leurs grands dieux que Léonard vint de bonne heure chez eux ; il paraît que jusqu'à trente ans il ne quitta pas l'aimable Florence.

C'est d'après la tête de Méduse, à la galerie, qu'il faut se faire une idée de son talent à cette époque. On n'aperçoit le visage qu'en raccourci. Il semble que le peintre ait plus cherché à rendre l'horreur de la chevelure de la fille de Phorcus... que l'horreur de sa physionomie. La vie est dans les couleuvres vertes qui s'agitent sur sa tête. Pour elle, il ne l'a pas peinte morte, mais mourante: son œil terne n'est pas encore fermé; elle rend le dernier soupir, et l'on voit le souffle impur qui s'exhale de sa bouche.

D'un autre genre d'expression, mais de la même époque est cet enfant couché dans un riche berceau, que l'on voit à Bologne. Il y a beaucoup de patience dans ce tableau, qui n'offre de partie nue que la tête de l'enfant ; mais il n'y a rien du style connu de Léonard1. La lumière est prodiguée, le peintre ne

1 Par exemple, le portrait de Mona Lisa, ancien Musée Napoléon, n° 1,024.

songe pas encore à cette économie savante qui fut dans la suite une des bases de sa manière. C'est la réflexion qui frappe en voyant la Madeleine du palais Pitti, celle du palais Aldobrandini à Rome, les Saintes Familles de la galerie Giustiniani, de la galerie Borghèse, etc. On fait souvent admirer aux curieux des têtes de saint Jean-Baptiste ou de Jésus, de ce premier style de Léonard. Quelques-unes sont de lui.

En général, je trouve plus de délicatesse que de beauté dans ces premiers tableaux; surtout il n'y a rien de cet air un peu dur qui frappe quelquefois dans la beauté antique 1, et qui semble avoir été antipathique à Léonard dans tous les temps de sa vie. Son génie le portait à inventer le beau moderne; c'est ce qui le distingue bien de tous les peintres florentins; il ne put même prendre sur lui de donner assez de dureté aux figures de bourreaux 2.

Toutes ces premières têtes de Léonard ressemblent, comme de juste, aux têtes de Verocchio. Les plis des draperies sont peu variés, les ombres faibles; le tout est sec et mesquin, et cependant a de la grâce. Tel fut sou premier style.

CHAPITRE XLI.

DES TROIS STYLES DE LÉONARD.

Si j'avais à parler de ces trois styles, voici mes exemples: Pour le premier, l'Enfant au berceau, qui est à Bologne. Sa seconde manière fut chargée d'ombres extrêmement fortes; je citerais la Vierge aux Rochers 3, et surtout la figure de Jésus qui bénit le petit saint Jean.

Les demi-teintes composent presque en entier son troisième

1 La Pallas de Velletri, la Vénus du Capitole, la Mamerca, la Diane. Le bourreau qui présente la tête de saint Jean à Hérodiade (galeris de Florence) est plutôt un homme d'esprit goguenard qu'un bourreau. 3 Musée royal, no 933, gravée par Desnoyers. Étudier dans ce tablea la forme des têtes de Léonard.

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