Page images
PDF
EPUB

Il est trop évident que le secours d'une opinion publique aussi avancée manquait au Ghirlandajo et à ses émules

Que si l'on descend aux parties de l'art qui tiennent plus au mécanisme, il restait à donner de la plénitude aux contours, de l'accord au coloris, plus de justesse à la perspective aérienne, de la variété aux compositions, et surtout de l'aisance au pinceau, qui semble toujours pénible dans les peintres nommés jusqu'ici. Car telle est la bizarrerie du cœur humain, pour que les ouvrages de l'art donnent des plaisirs parfaits, il faut qu'ils semblent créés sans peine. En même temps qu'elle goûte le charme de son tableau, l'âme sympathise avec l'artiste. Si elle aperçoit de l'effort, le divin disparaît. Apelles disait : « Si quelques-uns me trouvent un peu supérieur à Protogène, c'est uniquement qu'il ne sait pas ôter les mains de ses ouvrages. »

Quelques négligences apparentes ajoutent à la grâce. Les peintres de Florence se les fussent reprochées comme des crimes 1.

Quoique un peu sec, le dessin de Masaccio et du Ghirlandajo était scrupuleusement correct; en quoi il fut un excellent modèle pour le siècle suivant, car c'est une remarque juste qu'il est plus facile aux élèves d'ajouter du moelleux aux contours étroits de leur maître que de se garantir de la superfluité des contours trop chargés. On ajoute aux muscles maigres du Pérugin, on n'ôte pas à ceux de Rubens. Quelques amateurs sont allés jusqu'à dire qu'il faudrait habituer la jeunesse, dès son entrée dans les ateliers, à cette sévère précision du quinzième siècle. On ne peut nier que la superfluité commode qui s'est introduite depuis n'ait corrompu plusieurs écoles modernes, et c'est la gloire de l'école française du dix-neuvième siècle d'être d'une pureté parfaite à cet égard.

En Italie, les circonstances générales continuaient à favoriser

1 Voici le principe moral: on jouit d'un pouvoir ami; ainsi, ce qui montre impuissance dans l'artiste détruit le charme, ce qui montre négligence par excès de talent l'augmente. Le même contour négligé peut être tracé par un peintre vulgaire ou par Lanfranc; dans le grand peintre, c'est largeur de manière, sprezatura, disent les Italiens.

les arts; car la guerre ne leur est point contraire, non plus qu'à tout ce qu'il y a de grand dans le cœur de l'homme. On avait des plaisirs; et, tandis que les sombres disputes de religion et le pédantisme puritain rendaient plus tristes encore les froids habitants du Nord 1, on bâtissait ici la plupart des églises et des

1 En 1505 naquit en Écosse un homme dont la vie jette un jour vif sur les peuples du Nord, comparés à cette époque si brillante pour l'Italie; il s'appelait Jean Knox *. En Écosse, dans cette terre aujourd'hui si florissante, des maîtres très-actifs montraient à la jeunesse la philosophie d'Aristote, la théologie scolastique, le droit civil et le droit canon. Par ces belles sciences, amies de tous les genres d'imposture, l'opulence et le pouvoir du clergé avaient dépassé toutes les bornes; la moitié des biens du royaume était en son pouvoir, c'est-à-dire au pouvoir d'un petit nombre de prélats, car les curés, comme de coutume, mouraient de faim.

Les évêques et les abbés rivalisaient de magnificence avec les nobles, et recevaient bien plus d'honneurs dans l'État.

Les grandes charges leur étaient dévolues; on disputait un évêché ou une abbaye comme d'une principauté; mêmes artifices dans la négociation, et souvent même plaidoyer sanglant: les bénéfices inférieurs étaient mis à l'enchère, ou donnés aux amis de jeu, aux chanteurs, aux complaisants des évêques. Les cures restaient vacantes, les moines mendiants seuls se donnaient la peine de prêcher; on sent pourquoi. En Écosse, comme ailleurs, la théocratie avait tué le gouvernement civil, n'avait pas su prendre sa place, et l'empêchait de renaître.

La vie du clergé, soustrait à la juridiction séculière, hébété par la paresse, corrompu par l'opulence, fournit le trait le plus saillant des mœurs de cette époque. Professant la chasteté, exclus du mariage sous des peines sévères, les évêques donnaient à leur troupe l'exemple de la dissolution la plus franche; ils entretenaient publiquement les plus jolies femmes, réservaient à leurs enfants les plus riches bénéfices, et donnaient leurs filles aux plus grands seigneurs : ces mariages de finance étaient tolérés par l'honneur.

Les monastères, fort nombreux, étaient le domicile ordinaire des catins, et c'était un sacrilége horrible d'en diminuer l'opulence **; la lecture de la Bible était sévèrement interdite aux laïques. La plupart des prêtres n'entendaient pas le latin, plusieurs ne savaient pas lire; pour se tirer d'embarras, ils en vinrent à défendre même le catéchisme. Une persécu

* Sa vie, par Thomas M. Cric, deux volumes in-8°, Édimbourg, 1810. Ces deux volumes dérangent un peu leur contemporain, le Génie du Christianisme. ** Je ne fais que traduire en adoucissant.

palais qui embellissent Milan, Venise, Mantoue, Rimini, Pesaro, Ferrare, Florence, Rome, et tous les coins de l'Italie.

Il fallait orner ces édifices. Les tapisseries de Flandre étaient chères; on n'avait pas les papiers imprimés; il ne restait que

tion très-bien faite et l'interdiction de toutes sortes de recherches veillaient à la sûreté de ce gouvernement bouffon.

Patrice Hamilton, jeune homme qui descendait de la maison des rois (son grand-père avait épousé la sœur de Jacques III), eut assez de génie pour en sentir le ridicule. Né en 1504, il avait reçu, au berceau, l'abbaye de Ferne; en avançant en âge, l'abbé de Ferne se trouva pourvu de toutes les grâces et de l'esprit le plus saillant : on commença à craindre pour lui lorsqu'on le vit goûter avec passion Horace et Virgile; on n'eut plus de doute sur son impiété lorsqu'il parut faire peu de cas d'Aristote. Il sortit de ses montagnes pour voir le continent; il s'arrêta surtout à Marbourg, où Lambert d'Avignon lui expliqua les saintes Écritures.

Le christianisme ayant attaqué l'empire romain par la séduction des esclaves et du bas peuple, sa doctrine primitive est fort contraire au luxe. Le jeune Hamilton, frappé du contraste, revint en Écosse; mais, sous prétexte d'une conférence, on l'attira à Saint-André, où l'archevêque Beatown le fit un peu brûler, le dernier jour de février 1528, à l'âge de vingt-quatre ans.

Il mourut bien; on l'entendit s'écrier du milieu des flammes : « O mon Dieu! jusqu'à quand ce royaume sera-t-il plongé dans les ténèbres? O Jésus reçois mon âme. >>

Un jeune homme d'une si haute naissance périssant avec courage, et par cet affreux supplice, réveilla les Écossais. Le clergé répondit par des bûchers; cette noblesse-là trouvait dur de renoncer à ses priviléges. Forrest, Straiton, Gourlay, Russell, et nombre de gens illustres, périrent par le feu, de 1530 à 1540. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'entourés de bûchers les poëtes écossais faisaient des chansons fort bonnes contre les prêtres. Deux fois le clergé présenta au roi Jacques V une liste de quelques centaines d'hommes plus ou moins opulents, qu'il dénonçait comme suspects Beatown était devenu cardinal. Le péril était imminent; heureusement le roi mourut; sa fille, la charmante Marie Stuart, était une enfant; les li béraux, pressés par le feu, marchèrent à Saint-André, prirent la citadelle, et envoyèrent le cardinal rejoindre le jeune Hamilton, le 29 mai 1546, dix-huit ans après la mort de cet aimable jeune homme. J'épargne à mon lecteur des récits désagréables sur la Suède, la France, etc. On voit à quoi il faut réduire les déclamations jalouses sur la corruption de la belle Italie. Quoi qu'on en dise, ce qu'il y a de mieux pour civiliser le. hommes, c'est un peu d'excès dans les plaisirs de l'amour; mais, jusqu'en 1916, certaines gens crieront qu'il vaut mieux brûler vingt Hamil

les tableaux. Vous voyez les multitudes d'artistes, et l'émulation. La sculpture, l'architecture, la poésie, tous les arts, arrivaient rapidement à la perfection. Il ne manqua à ce grand siè– cle, le seul qui ait eu à la fois de l'esprit et de l'énergie 1, que la science des idées. C'est là sa partie faible; c'est là ce qui fait tomber ces grands artistes dès qu'ils veulent marcher au sublime 2.

Voyez les idées baroques de Michel-Ange.

ton que faire l'amour d'une manière irrégulière, et le sentiment bas de l'envie leur donnera des auditeurs.

Si l'on regarde comme vice ce qui nuit aux hommes, et comme vertu ce qui leur sert, toutes les histoires écrites en français avant 1780 seront bientôt lues. Robertson était prêtre, Hume voulait un titre; mais leurs élèves sont excellents.

1 Quel pays que celui qui fut habité à la fois par l'Arioste, Michel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, Machiavel, le Corrége, le Bramante, Christophe Colomb, Améric Vespuce, Alexandre VI, César Borgia, et Laurent le Magnifique ! Les gens qui ont lu les originaux diront qu'il est supérieur à la Grèce.

2 Marcher systématiquement; car chaque homme d'esprit invente pour soi un art de raisonner juste, art qui reste borné ; c'est comme si chacun de nous faisait sa montre.

Où ne fût pas allé Michel-Ange dans l'art d'effrayer le vulgaire et de donner aux grandes âmes le sentiment du sublime, s'il avait lu trente pages de la Logique de Tracy? (Tom. III, de 533 à 560.)

Pour Léonard, il entrevoyait ces vérités si simples et si fécondes; il ne manque à sa gloire que d'avoir imprimé.

Au quinzième siècle, les peintres allèrent plus loin que les peintres de mœurs; c'est qu'un Molière est un Collé greffé sur un Machiavel, et il faut la logique aux Machiavel pour être parfaits. Voyez celui de Florence ne pas songer aux deux Chambres : la parole a besoin d'une longue suite d'actions pour peindre un caractère tel que celui de la Madonna alla Seggiola; la peinture le met devant l'âme en un clin d'œil. Lorsque la poésie énumère, elle n'émeut pas assez l'âme pour lui faire achever le tableau.

Le bonheur de la peinture est de parler aux gens sensibles qui n'ont pas pénétré dans le labyrinthe du cœur humain, aux gens du quinzième siècle, et de leur parler un langage non souillé par l'usage, et qui donne un plaisir physique; car il n'y a pas de meilleure recommandation pour un raisonnement que de s'annoncer toujours par un plaisir physique : avantage du comique.

On avait du caractère, et la première impression de la beauté est une

CHAPITRE XXXI.

REVUE.

Jetons un dernier regard sur le désert. Nous y verrons, parmi des flots d'imitateurs, un petit nombre d'hommes faire renaître la peinture.

Pisano eut l'idée d'imiter l'antique; Cimabue et Giotto copièrent la nature. Brunelleschi donna la perspective. Masaccio se servit de tout cela en homme de génie, et donna l'expression. Après lui, Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Frate, et André del Sarto paraissent tout à coup. (''est le bouquet du feu d'artifice. Il n'y a plus rien.

CHAPITRE XXXII.

LES CINQ GRANDES ÉCOLES.

Vers l'an 1500, les écoles d'Italie commencent à prendre une physionomie. Jusque-là, copiant les Grecs, se copiant servilement l'une l'autre, elles n'ont pas de caractère.

Nous verrons le dessin faire la gloire de l'école de Florence, comme la peinture des passions celle de l'école romaine.

légère crainte *. La perfection, mais perfection hors du domaine de l'art, c'est que les manières corrigent cette idée de crainte, et la grâce sublime naît tout à coup; car on fait pour vous exception à une vertu qui vous défend toujours contre tout le reste.

La logique est moins nécessaire à la peinture qu'à la poésie; il faut raisonner mathématiquement juste sur certains sentiments; mais il faut avoir ces sentiments: tout homme qui ne sent pas que la mélancolie est inhérente à l'architecture gothique, et la joie à la grecque, doit s'appliquer à l'algèbre.

Enfin le quinzième siècle était le premier, et la liberté de notre vol est appesantie même par le génie du dernier siècle, qui, sous la forme de science, pèse déjà sur nos ailes.

[ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »