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doctrine dans des temps si puissamment agités, il eût fallu que l'intelligence de Neander, qui se montra aussi parfait appréciateur de Philon, de Julien et de Pascal que de S. Jean et de S. Paul, fût aussi propre à la haute spéculation qu'à la narration historique; il eût fallu qu'il joignît à ses facultés d'analyse impartiale et d'exégèse conciliante, à ses douces et vastes lumières, cette netteté de conception, cette précision de langage et cette fermeté de foi qui seules font les grands maîtres. Or tout cela lui manquait, et à côté de ses séduisantes tendances, il n'offrait pas de doctrine propre à fonder une école.

Déjà le siècle ne se contentait plus ni d'une doctrine critique, ni d'une doctrine idéaliste, ni d'une doctrine panthéiste, ni même de ces vagues et mystiques apparences de foi positive tant à la mode. On sentait que le cercle vicieux était parcouru tout entier, et qu'aucune de ces méthodes de grande construction, de grande création, n'avait abouti; on en revenait à la méthode de restauration par la foi et même par le mysticisme, recommandée au nom de la philosophie.

Trois hommes d'un esprit très spéculatif, tous les trois sensibles aux meilleures tendances de Schelling, et que déjà nous avons nommés parmi les naturalistes les plus distingués, Steffens, Ennemoser et Eschenmaier, parlaient dans ce sens, sinon du sein du panthéisme, du moins au milieu des panthéistes.

Deux autres, Baader et M. de Schubert [pour qui la postérité a commencé au point que nous pouvons le nommer ici] le firent avec plus d'autorité et de séduction.

Le premier [né en 1765, mort en 1841], d'abord élève en médecine, puis naturaliste, professeur et écrivain à la fois théologique, philosophique et politique, versa dans ses leçons, dans ses écrits, qui formeront une quinzaine de volumes in-8°, et dans sa correspondance avec Jacobi, JungStilling, le prince de Galitzin et le comte de Stourdza, tout

ce que sa vaste et féconde intelligence et son âme mystique avaient amassé d'idées. [OEuvres complètes, sous presse.] Profondes, ingénieuses ou nouvelles, elles s'étendaient sur les sciences physiques, la théologie et la politique; sur la vie organique ou l'incarnation du principe spirituel; sur le «nouvel obscurantisme qui conteste jusqu'à la perception d'une vie meilleure »; sur la maxime qu'on ne peut pas abuser de la raison; sur la morale fondée par la physique elle-même; sur l'alliance de la politique avec la religion amenée par la révolution française; sur l'eucharistie, l'extase, le magnétisme, la clairvoyance, et toutes les questions du mysticisme, y compris celles que soulevaient Paracelse, Bohme, Swedenborg et SaintMartin, dont Baader goûtait les ouvrages. [V. sa préface pour la traduction du livre de l'Esprit et de l'Essence des choses.] Baader, qui se sentait appelé surtout à combattre l'inévitable panthéisme de la famille de Kant, fondait toute sa spéculation éthique et théologique sur ces trois principes: 1o que, loin d'identifier ou de séparer Dieu et le monde, il faut les distinguer et les unir; 2o que l'Esprit, pour son perfectionnement, a besoin de la Nature, la Nature, pour le sien, de l'Esprit; 3o que tout ce qui a vie entretenant deux rapports [donner la vie et la recevoir] l'intelligence humaine a nécessairement aussi ces deux rapports: une sphère de reproduction inférieure à elle et où elle communique, et une sphère de réception, supérieure à elle et divine et d'où elle s'alimente, ce qui n'est pas affaire de son choix ou de son caprice, mais de son instinct d'une part et de la grâce de Dieu d'une autre.

Baader est surtout éloquent quand il développe ce dernier ordre d'idées, que le christianisme seul a fait nettement comprendre à l'humanité, en enseignant que l'élévation dans la région divine est une véritable régénération venue de Dieu, suivie d'une ingénération en Dieu, c'est-à-dire d'une unification avec lui.

Comme les autres mystiques, Baader explique tous les problèmes, toutes les difficultés de l'état actuel, par la chute de la nature, suite de celle de l'homme et de la malédiction dont elle fut frappée avec lui. [Hoffmann, die Vorhalle zu Baader, Lutterbeck, über den philosophischen Standpunkt Baaders, 1854.]

Ces vues séduisirent deux écrivains de puissante énergie et de grande érudition, Goerres et Molitor. Goerres les présenta sous des formes plus ecclésiastiques, plus sanctionnées par l'autorité de l'Eglise, dans son Histoire de la mystique chrétienne et d'autres ouvrages où toute la science humaine, la mythologie elle-même, est au service de l'idée religieuse et qui eurent de l'écho jusqu'en France. Molitor, encore plus mystique, s'attacha surtout à présenter la kabbale sous la forme d'une spéculation moderne et sous le jour complet que le christianisme est venu y répandre. [Philosophie der Geschichte oder über Tradition. Münster, 2e éd. 1853, 4 v.]

L'influence de Baader, dont les études étaient riches et variées, le caractère honorable et la piété très indépendante, fut à ce point profonde, malgré les bizarreries de son style et l'excentricité de son mysticisme, qu'elle amena les modifications empreintes d'une si haute pensée que M. de Schelling fit dans ses doctrines à partir de 1809. [Préface de la 2e édition de Baaders kleine Schriften, par M. Hoffmann.] Ses écrits embrassent les catégories suivantes philosophie de la connaissance et philosophie fondamentale, philosophie de la nature, de l'esprit, de la société, de la religion, mélanges. Et partout éclate avec énergie l'idée que le spiritualisme supernaturel qu'on n'a cessé d'opposer à un naturalisme vicieux dans la spéculation moderne, dès avant Descartes, n'est pas moins vicieux, en ce qu'il ne s'appuie que sur une des faces de la vérité. « Ne pas prendre son commencement en Dieu [comme fait Descartes, qui commence par le Moi], c'est

déjà le nier. » Il faut mettre : «Je suis pensé, je suis voulu, donc je suis. » Nous venons de dire que ces doctrines eurent de l'écho en France. Baader non-seulement attirait notre jeunesse ; il publia deux de ses écrits en français. Actif jusqu'à ses derniers jours, il ne cessa de regarder comme sa grande mission de combattre le panthéisme dans ses formes principales et décidées, c'est-à-dire le bouddhisme, la kabbale, le spinosime et le système de l'identité.

En France, où la pensée religieuse s'était abaissée avec la pensée philosophique, travestie et parodiée plutôt que représentée par quelques publications de nos mauvais jours, la première se releva surtout aux accents d'un grand écrivain, qui faisait comprendre le christianisme lui-même tout en n'en prétendant peindre que le génie. Nous eûmes alors le spectacle de deux réactions, l'une philosophique, l'autre théologique, spiritualistes toutes deux, et, en fin de compte, chrétiennes l'une et l'autre, quoique se croyant ennemies et se combattant systématiquement avec un ensemble que l'esprit de corps peut seul donner aux études spéculatives. La spéculation étrangère, celle d'Allemagne et d'Angleterre, et en particulier les écrits de Kant, de Baader, de Jacobi, analysés dans nos journaux, et ceux de Frédéric Ancillon, publiés en français, ne furent pas étrangers à ce double mouvement qui est le grand intérêt des derniers temps.

Il eut cependant son cachet national dans la réaction théologique comme dans la réaction psychologique, l'une et l'autre amenées par l'abaissement où le sensualisme était tombé après Condillac.

LE SENSUALISME MODERNE.-DESTUTT DE TRACY. GARAT. VOLNEY. CABANIS. LAROMIGUIÈRE. DE CARDAILLAC. DE

BROUSSAIS.

GÉRANDO. MAINE DE BIRAN.

Tombé, à la suite de ses grossières dégénérations, dans ses tristes affinités avec le matérialisme, le sensualisme n'était plus possible. Lamettrie, en le dénaturant avec excès, l'avait réfuté avec plus d'éclat qu'aucun de ses plus éloquents adversaires, et désormais Condillac était désavoué même par ceux qu'avaient nourris ses ingénieuses analyses.

Destutt de Tracy, né en 1754, mort en 1836, qui passa pour un des derniers représentants du système, fut aussi un des premiers apôtres de la réforme qu'il eut à subir, de l'idéologie. Cette réforme fut une erreur en métaphysique, puisqu'elle ramène à la sensibilité la faculté de juger, et une erreur en éthique, puisqu'elle attribue à Hobbes la découverte des vrais principes de la justice et de l'injustice et fait jaillir de la volonté les notions qui en sont les fondements. C'est aussi une erreur en politique, puisqu'elle proclame les droits absolus de l'homme aux dépens des droits absolus de la société. Toutefois l'idéologie fut une sorte de transition au spiritualisme. En effet Destutt se détacha ouvertement de Condillac. « Les Allemands, dit-il, nous croient tous en métaphysique disciples de Condillac; ils ne font pas attention que Condillac n'a point dogmatisé, qu'il n'a créé ni prétendu créer un nouveau système philosophique; qu'il ne s'est chargé de décider presque aucune de ces célèbres questions de psychologie, de cosmologie et de théologie dont les Allemands composent la métaphysique, et qu'il s'est presque absolument borné à examiner nos idées et leurs signes, à en recher

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