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CHAPITRE IV.

Association dans les sensations du toucher, de l'ouïe et de la vue. Association des sensations d'organes différents.

Si la loi de la ressemblance contribue beaucoup à l'acquisition des idées de mouvements dans leur rapport avec l'action musculaire, ce principe d'association ne joue pas un rôle moins important dans la combinaison des idées qui nous viennent par l'organe direct de ceux de nos sens dont l'action est le plus vive, le plus étendue, et en quelque sorte le plus instructive; car celle des sens inférieurs, tels que l'odorat et le goût, ne laisse ordinairement après elle

que de bien faibles traces dans l'esprit, à moins que la répétition n'en ait été très-fréquente; et nos réminiscences semblent s'attacher plutôt aux objets savoureux et odoriférants qu'à la saveur et à l'odeur elles-mêmes. La distinction de la ressemblance est plus nette et plus tranchée dans les manifestations formelles, et c'est sans doute à l'absence de cette forme extérieure dans les affections purement internes qu'est due la faiblesse de leur reproduction

idéale. On parvient toutefois, à force de répétition, à leur imprimer un certain degré de permanence et de vertu représentative, comme cela a lieu pour le goût du café ou l'odeur d'une rose. Ainsi l'on peut affirmer en général que l'efficacité de la répétition se manifeste plus ou moins dans les opérations de tous nos sens, et que cet exercice, toujours appuyé sur la ressemblance, constitue le mode naturel de leur éducation, et, par suite, la première loi de la génération et du développement de nos idées.

Nous n'avons guère considéré jusqu'ici que la répétition des mouvements et des sensations simples; mais telle est la promptitude de l'activité intellectuelle, que nous percevons comme en un instant indivisible. des mouvements et des impressions complexes que la puissance d'une fréquente répétition convertit bientôt en une impression et en une idée unique.

Pour qu'un ouvrier reconnaisse son outil par la main seule, il faut qu'il ait souvent éprouvé cette sensation complexe, formée de l'impression tactile de rudesse ou de douceur, de froid et de chaud, en même temps que l'impression du poids, de la dimension et de la forme, ces deux dernières qualités étant déterminées par la disposition musculaire de la main qui le saisit. Une répétition suffisante fondra toutes ces qualités dans une union si étroite qu'à peine l'ouvrier aura-t-il touché son instrument qu'il l'aura par là même identifié. » Cette sensibilité si délicate,

cette initiation si prompte aux qualités diverses qui tombent sous la compétence du sens du toucher, nous la remarquons aussi dans les autres sens supérieurs tels que la vue, l'ouïe et la voix. « Mais pour nous figurer autant que possible le degré d'intensité que peut acquérir le toucher, nous devons recourir à l'expérience des aveugles, qui ne peuvent communiquer que par ce sens avec les corps solides et étendus. Les impressions de la vue ont une telle vertu de permanence et de reproduction, qu'il nous est difficile de penser à un objet visible autrement que comme vu par les yeux. Un ouvrier qui veut avoir un marteau pense à son apparence, à sa configuration, et non à son contact avec la main, quoiqu'il puisse très-bien le distinguer par ce dernier moyen. Mais les aveugles ne doivent penser les objets qu'en tant qu'ils les touchent: la reproduction de la sensation, la réminiscence se projette sur les mains et non sur les yeux; et ils sont seuls en position de juger quelle est la permanence naturelle des impressions qu'ils reçoivent à la surface du corps, avec quelle intensité en apparaît la réminiscence, ou à quel point la reproduction approche de la réalité. Leurs pensées, leurs rêves, leurs songes, doivent avoir pour objets des impressions tactiles et non des visions. »

La justesse de ces remarques ne peut sans doute se vérifier directement chez les personnes qui, jouis

sant de la vue, ne se représentent guère les objets extérieurs que sous la forme prédominante qui est particulière à ce sens; mais les effets surprenants que l'on remarque dans la conduite des aveugles, la suite et la régularité de leurs mouvements, l'adresse qu'ils acquièrent sans le secours de la vue, suffisent pour montrer à quel degré d'intensité et de certitude représentative l'association tactile peut parvenir lorsque toute l'énergie de l'esprit se dirige et se concentre dans cette voie. Telle est la vertu inhérente à la nature animée, que, ne rencontrant pas dans l'organisme toutes les conditions normales de son développement, elle supplée à cette lacune en imposant un surcroît d'activité à l'organe disponible le mieux approprié à sa fin, et en le chargeant seul d'un rôle qui, dans les circonstances ordinaires, se trouve réparti entre plusieurs.

Chaque sens est susceptible d'acquérir, dans la sphère qui lui est assignée, un nouveau degré de force proportionnée à la fréquence et à l'énergie de la répétition; mais les phénomènes qui frappent directement l'organe de l'ouïe, et surtout celui de la vue, c'est-à-dire les sons, les couleurs, les formes, sont le champ où la vertu opérative de ce principe d'association se déploie sur une plus vaste échelle, et où elle trouve sa manifestation la plus complète. L'oreille est douée d'une sensibilité si délicate et d'une telle puissance d'assimilation, qu'elle retient

et combine avec une merveilleuse facilité les différents sons qu'elle a perçus, et les reproduit fidèlement dès que la voix, leur interprête naturel, a acquis le degré de souplesse nécessaire à cette reproduction; car il y a entre l'oreille et la voix une liaison et une solidarité si intime, que la première transmet naturellement à la seconde, pour les traduire au dehors, les impressions qu'elle a reçues; de sorte que l'organe vocal est tout à la fois l'écho, le messager et le complément fonctionnel de l'oreille. Mais pour que, d'un côté, l'oreille puisse distinguer netment les sons et les identifier dans toutes leurs modifications, et que, de l'autre, la voix parvienne à les rendre exactement, un double apprentissage est indispensable, et cet apprentissage n'est autre chose qu'une répétition suffisante, ou, en d'autres termes, l'application dans le degré voulu de la loi de la ressemblance. Les paroles de la nourrice, par exemple, n'agissent d'abord sur la sensibilité de l'enfant que comme un bruit vague et confus, puis y impriment peu à peu des traces distinctes de ressemblance et de différence, et, à l'aide d'un exercice rendu plus facile et plus sûr par la croissance des organes, l'enfant parvient à identifier la voix, les mots, les accents, la chanson même de sa nourrice. C'est ainsi que l'activité interne se portant sur l'organe complémentaire lui impose ce travail de reproduction qui participe d'abord de la faiblesse et de l'inexpérience

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