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réalité. Mais cette réalité elle-même, comment pourrait-il en connaître l'essence par la seule force de sa pensée, quand, si près de lui et à la portée de tous ses organes, elle lui cache déjà tant de mystères? Le roseau pensant serait moins fier de son privilége s'il n'oubliait qu'il naît, qu'il vit et qu'il meurt dans la caverne de Platon. La sphère étroite où l'homme exerce ses facultés n'est éclairée que par de faibles lueurs qui lui laissent entrevoir à peine la superficie des choses même les plus voisines de lui. Le moindre cheveu de sa tête dérobe à sa vue d'aussi grands mystères que la terre et les astres. Combien d'éléments concourent à sa formation et à son développement? Quelle vertu préside à son organisation et à celle des milliers d'animalcules qui l'habitent ? Quelles propriétés en composent l'essence? A quelles complications de causes, à quel agencement sont dues la persistance et l'évolution régulière d'un aussi merveilleux système? Il n'en sait rien et n'en peut rien savoir. Son regard découvre en gros l'enveloppe de cet immense assemblage d'éléments divers, qui, dans la durée d'un clin d'œil, y jouent chacun leur rôle d'après des principes et des lois séparés de son intelligence par un abîme. Là point de ressemblance, point de rapports que nous puissions saisir. Les propriétés intimes de la moindre particule de la matière dont nous sommes formés nous sont tout aussi inconnues

que celles des êtres qui se dérobent à nos sens dans les profondeurs des espaces stellaires. Et puis, l'expérience elle-même, l'expérience des choses que nous pouvons atteindre, quelles conditions ne doitelle pas réunir pour donner quelque solidité à l'édifice de nos connaissances ! Ce que je fais, ce que je vois, ce que j'entends maintenant, demain, dans une heure, mon esprit ne s'en retracera déjà plus qu'un souvenir imparfait; et s'il essaie de reproduire par la parole les impressions qu'il a réellement éprouvées, son récit y mêlera les inductions et les associations diverses que ces impressions auront suscitées en traversant le labyrinthe de la pensée (1). D'où vient que cent personnes qui ont vu et entendu la même chose vous en font cent récits différents pour les détails? C'est que chacune d'elles raconte la chose, non plus telle qu'elle est, mais telle qu'elle est sortie du laboratoire de la sensibilité et de l'intelligence, et qu'en racontant le fait, elle ne s'aperçoit pas qu'elle se raconte en même temps elle-même. Et c'est pourquoi, en maintes questions historiques, littéraires, philosoques, etc., le juge ou le critique ne peut arriver que par une élimination laborieuse de ces éléments subjectifs, à la découverte approximative de la vérité.

(1) Ο λόγος διάφωνος, καὶ ὁ νοῦς ποικίλως τρέπεται.

(Pyrrhon, dans Diogène-Laerce, IX, XI, 95.)

L'intelligence de l'homme et les sens qui la servent sont si bornés qu'il a besoin du concours de toutes ses facultés pour s'élever péniblement au degré qu'il lui est donné d'atteindre dans la connaissance de lui-même et du monde qui l'entoure; et lorsque, grâce à leur témoignage unanime, il se croit en droit d'affirmer son savoir, le contraste de la puissance de la nature et de sa propre faiblesse lui conseille encore de ne l'affirmer qu'avec réserve et modestie.

FIN.

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