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Quelle nuance sépare, par exemple, la vanité de l'amour-propre, la présomption de l'orgueil, la générosité de la grandeur d'âme, le courage de la hardiesse, la témérité de l'audace? Toutes les ressources du langage sont impuissantes à nous en donner une idée, même approximative. Une idée nous paraît meilleure qu'une autre, une action plus belle qu'une autre, sans qu'il nous soit possible de préciser le degré de bonté ou de beauté qui les caractérise; et cette indétermination se reproduit naturellement dans les applications que notre condition sociale nous oblige de faire de nos idées et de nos sentiments, surtout quand les causes diverses qui leur donnent naissance se combinent les unes avec les autres, comme dans le cas où nous avons à juger le caractère moral ou les lumières, non plus d'un seul individu, mais d'une assemblée, d'une ville ou d'une nation entière.

Nous sommes forcés pourtant, par la nature de notre constitution et de nos besoins divers, d'introduire ici une sorte de discontinuité fictive, et de tracer des lignes arbitraires de démarcation dans un ordre de choses où nous ne pouvons prétendre à plus d'exactitude que les poètes qui, comme Horace (1) ou Shakspeare (2), divisent la vie hu

(1) Hor., Art poét., v. 161.

(2) Shakspeare, As you like it, act. II, sc. 7.

maine en quatre ou en sept âges, d'après certains caractères naturellement indéterminés. Mais aussi au prix de quel sacrifice pour la vérité imposonsnous nos limites et nos catégories à un ensemble de phénomènes qui ne présente pas plus de fixité ou de points de repère que les flots ou les nuages agités par les vents! Il n'y a point de divisions tranchées dans le domaine du juste et du beau, du bien et du mal; mais des gradations progressives dont l'ensemble devient très-sensible, sans cesser d'être indéfinissable. Notre justice bigarrée est si peu l'expression de la justice naturelle, qu'elle varie selon les temps et les lieux. Nos codes sont des labyrinthes, et nos tribunaux des antres de chicane. La balance que Thémis prend pour emblême est un instrument de mesure excellent et très-respectable sans doute, mais encore faut-il l'appliquer à des choses pondérables. Nos lois accordent les mêmes avantages, confèrent les mêmes honneurs à des talents et à des services d'une nature et d'une valeur toute différente. Elles punissent certains délits d'une peine de deux, de quatre ou de huit années d'emprisonnement, sans qu'il y ait rien dans la nature, dans la gravité ou dans l'intensité des actes punissables, qui comporte et justifie l'application aussi rigoureuse des articles du Code. La latitude, ou le pouvoir discrétionnaire laissé au juge, ne saurait remédier que très-imparfaitement à ce vice radical. Il en est de

même d'une multitude de questions sociales, politiques, religieuses et esthétiques, qui ne reposent que sur les données extrêmement compliquées et variables dont se compose ce monde confus où notre intelligence se débat sans fin comme sans fruit, et auquel le philosophe peut appliquer avec non moins de vérité que le théologien cette parole de l'Écriture Tradidit mundum disputationibus eorum.

Nous ne multiplierons pas les exemples: ces considérations sommaires feront suffisamment comprendre la manière dont la nature élabore les phénomènes, et les conditions diverses plus ou moins intelligibles dans lesquelles elle les présente à l'action de nos facultés. Mais d'après quelle loi l'âme humaine perçoit-elle ces phénomènes si complexes et arrive-t-elle à les rapprocher, à les associer, à les coordonner de manière à en faire un système ou plutôt des systèmes de connaissances? Cette loi, dont nous nous attacherons dans le cours de cette Étude à faire ressortir les importantes applications, est la loi de contraste, la loi suivant laquelle ñous distinguons les ressemblances et les différences que les choses ont entre elles. Mais, comme la ressemblance est l'élément et le terme le plus frappant de cette relation, c'est sur les caractères de ressemblance que se porte de préférence l'activité de l'esprit; il s'y attache comme à autant de jalons pour se reconnaître au sein de la diversité. C'est pour

cette raison que nous considérerons ordinairement, dans ce travail, l'application de la loi de contraste sous ce point de vue dominant de la ressemblance des choses (1).

La ressemblance nous paraît être, en effet, le lien le plus puissant, le principe le plus fécond de l'association de nos idées. L'observation attentive des phénomènes internes nous montre que, depuis l'opération la plus simple de l'entendement jusqu'aux conséquences les plus éloignées et aux généralisations les plus étendues, l'esprit humain suit toujours la même marche et obéit invariablement à la même loi, quelle que soit la nature des objets qu'il est appelé à connaître. La connaissance consiste, dit Locke (2), dans la perception de la convenance ou de la disconvenance des idées. Or, partout où cette convenance est aperçue immédiatement par ellemême, sans l'intervention et le secours d'une autre idée, notre connaissance est évidente par elle-même.

(1) On peut dire en général que tous les objets se présentent à nous sous une forme complexe, que nous sommes frappés des points de ressemblance plutôt que des points de contraste; que nos premières notions, et, par suite, nos premiers termes, sont ceux qui correspondent à cette synthèse, tandis que les notions et les termes qui naissent de l'analyse de cette synthèse sont le résultat d'un travail subséquent.

(W. Hamilton's Logic, v. I, p. 79.)

(2) On the Human Understanding, 1. IV, ch. 7, § 2.

C'est une vérité dont sera convaincu tout homme qui considérera une de ces propositions auxquelles il donne son consentement à la première vue, sans l'intervention d'aucune preuve; car il trouvera que la raison qui lui fait admettre ces propositions est la convenance ou la disconvenance que l'esprit voit en les comparant entre elles. Nous allons plus loin que Locke, et nous ajoutons que, même quand l'esprit a recours à l'intervention d'autres idées pour lier ses jugements, c'est toujours la convenance ou la ressemblance qui sert de lien et d'appui à ses affirmations.

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Nous ne définirons pas les sentiments de ressemblance et de dissemblance. «Ils font partie, dit avec raison M. J.-St. Mill (1), de la constitution de notre entendement, et se refusent tellement à l'analyse, qu'on les présuppose nécessairement toutes les fois qu'on essaie d'analyser un sentiment quelconque..... Ce sont des états internes tout particuliers, irréductibles et conséquemment inexplicables. >>

Si l'analyse et l'explication de tout sentiment et de toute idée présupposent le sentiment de la ressemblance, nous ne pouvons nous appuyer sur un principe supérieur pour rendre compte de l'association de nos idées.

Tout le savoir humain paraît donc dépendre de

(1) Logic, vol. I, p. 75.

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