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CHAPITRE VII.

De la ressemblance dans la sensation complexe. - Association indéfinie qui en résulte.

Tous les êtres de la nature se révèlent à nous par les phénomènes sensibles dont ils sont les causes, par leurs mouvements, leurs opérations et les diverses propriétés qu'ils possèdent; et de ces éléments l'association se compose pour chacun d'eux un tout concret, représenté par une idée qui, complexe en réalité, peut néanmoins, et l'usage le prouve, être considérée comme simple en tant qu'elle porte sur la forme et l'unité du système.

Il en est de même d'un ensemble de phénomènes quelconque, qu'il soit l'œuvre de la nature ou de l'homme, que ce soit un fleuve ou un canal, une cataracte ou une chute d'eau artificielle, un paysage réel ou un tableau, une éruption volcanique ou l'explosion d'une machine à vapeur. Toutes les actions ou imitations de l'homme, tous les produits de son industrie et de son génie, ses constructions industrielles comme ses classifications scientifiques et ses applications artistiques, sont autant de systèmes plus

ou moins compliqués dus au concours de conditions diverses et multiples, et présentant, en conséquence, des qualités qui sont sans doute profondément distinctes en elles-mêmes, mais qui s'enchaînent dans notre entendement selon leurs rapports mutuels de continuité, de succession ou de similitude, et par là constituent un tout entre les parties duquel la vertu attractive de l'association peut cimenter par une répétition suffisante une solidarité de réminiscence presque infaillible et indissoluble.

La reproduction complète ou partielle de ces systèmes si complexes se forme ou d'une partie ou de la somme des ressemblances des éléments. Les arts, et surtout les arts d'imitation, ont pour objet la reproduction de la similitude complète. L'acquisition d'un art demande d'autant plus d'étude, exige une souplesse de talent et des aptitudes d'autant plus vraies que les ressemblances y sont plus nombreuses, plus délicates, et plus difficiles à saisir. De combien de ressemblances ne devrait pas se composer l'art du pantomine, si, pour imiter une seule personne d'une manière tolérable, les ressemblances à reproduire sont déjà si nombreuses? Ressemblances dans la voix, ou dans les accents et les intonations de la voix, ressemblances dans le regard, dans le maintien et dans toutes les attitudes du corps, ressemblances dans les termes, ainsi que dans les pensées et les sentiments exprimés soit oralement,

soit par la mine et les gestes. Le succès de l'artiste se mesure par le degré d'exactitude de la ressemblance générale ou par le nombre des ressemblances partielles qu'il a su reproduire, et il en est de même de l'étude d'un art, ou d'un apprentissage quel

conque.

Quoi qu'il en soit, il n'est pas toujours également facile, je ne dirai pas d'imiter, mais de reconnaître et d'identifier les choses par la perception de la ressemblance. Les choses changent avec le temps ainsi que leur forme, leurs qualités et leurs rapports; elles sont susceptibles d'augmentation et de diminution. Elles admettent des circonstances, des modifications, des aspects et des déguisements divers qui les rendent méconnaissables; elles peuvent même s'altérer ou se transformer de manière que toute ressemblance disparaisse ou qu'il n'en reste que quelques traits partiels trop faibles et trop vagues pour qu'on puisse les reconnaître. « Si j'entends un air de musique auquel je suis accoutumé, la nouvelle impression me rappellera naturellement l'ancienne; mais si l'air se joue avec des accords et des accompagnements très-compliqués, il est possible que ces additions m'empêchent de reconnaître le morceau. Ces circonstances dissemblables et étrangères à mon expérience passée peuvent opposer au renouvellement de mon impression habituelle une force plus grande que la ressemblance qui se trouve

confondue avec elles ; et il est possible que je n'identifie pas cet air avec celui que je connais déjà, ou que je l'identifie avec un air qui en diffère tout-àfait. Si je n'ai qu'une faible connaissance du caractère de la mélodie et que je sois comme étourdi et dérouté par les nouveaux accompagnements, il est plus que probable que mon oreille ne reconnaîtra pas sa première impression, et que je n'identifierai pas le morceau. (1)

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Cette difficulté ne se rencontre pas seulement dans l'exercice du sens de l'ouïe; elle nuit encore à l'efficacité des autres sens. Nous ne pouvons identifier le goût d'une très-petite quantité de sucre dans une dissolution de sel d'Epson, ou reconnaître un objet à une lumière faible et incertaine. Il y a une infinité de circonstances où les caractères de la diversité combattent ceux de la ressemblance et nous empêchent de la reconnaître. Cet obstacle est d'autant plus facile à surmonter que les impressions passées ont été plus fortes, plus vives, et nous sont devenues plus familières. De là l'utilité ou plutôt la nécessité d'une attention soutenue dans nos analyses, et d'une répétition fréquente des traits de ressemblance que l'observation nous dévoile dans les phénomènes de la nature externe et dans les actes qui émanent de l'intelligence et de la volonté.

(1) M. Bain, p. 254.

La force d'attraction de la ressemblance au sein même de la diversité se manifeste d'une manière frappante dans les actes ou mouvements qui constituent le langage oral. Dans cet ensemble si varié d'articulations qui font partie de la connaissance de notre langue, il se présente à chaque instant, à côté de la diversité, des exemples de ressemblance où le présent fait revivre le passé. Il suffit souvent que certaines expressions s'offrent comme par hasard à notre esprit, lors même qu'il s'occupe de toute autre chose, pour que notre mémoire nous retrace des paroles que nous avons prononcées ou entendues, ou des passages d'auteurs que nous avons lus. Et ce souvenir se présentera d'autant plus facilement à l'esprit que les passages seront mieux connus; tels sont ceux qui nous ont le plus frappés ou que nous avons appris par cœur dans notre enfance. Que je rencontre dans une lecture ou que j'entende des expressions comme celles-ci: que les temps sont changés, un horrible mélange, un homme s'est ren-, contré, et mille autres semblables: aussitôt se présentent à ma pensée les vers de Racine, les paroles de Bossuet. Un seul adjectif, un seul nom commun peut être ainsi l'occasion d'une série infinie de réminiscences qui se succèdent les unes aux autres en vertu de quelque caractère de similitude; alors c'est évidemment l'identité qui l'emporte et qui se fait jour à travers la diversité.

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