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cipe d'impulsion et d'amélioration pour les sociétés, ce qui est une raison de plus pour lui accorder une latitude selon sa fonction.

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Mais la pensée, en traversant l'homme, peut incliner à l'erreur et au mal. De là une première limitation qu'elle doit subir. Ce n'est pas tout la pensée la plus correcte, la plus irréprochable et que l'avenir admettra peut-être de tout point, devient dangereuse, dès qu'elle s'en prend aux bases même de la société, dans des idées, dans des termes outrageux et subversifs. Je dis plus, elle devient fausse; car elle contredit la seule vérité dont le monde soit capable, c'est-à-dire une vérité partielle, y pénétrant comme une greffe, comme un coin, pour le posséder un jour tout entier, mais par une opération lente et graduelle.

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Reconnaître expressément, régler expressément les droits de la pensée, c'est chose nouvelle. Autrefois la pensée était une puissance comme aujourd'hui; aussi ancienne que le monde, il n'y a qu'elle. pour le passionner et pour le remuer; mais elle opérait alors par des moyens où elle n'apparaissait pas d'une manière si distincte et si nue qu'aujourd'hui. Elle gagnait les gouvernements et se confondait avec leur autorité, ce que fit le christianisme. Elle se répandait avec certaines races, certaines invasions :

c'est ainsi que les barbares portèrent avec eux et communiquèrent au monde romain le sens de l'individualisme, un sixième sens parfaitement inconnu à l'organisme de l'antiquité, Toutefois, n'allez pas conclure de là que la vérité fera toujours son chemin, et que dès lors on peut sans inconvénient lui fermer certaines voies, presse, tribune, théâtre, meeting, où vous estimez peut-être que l'abus et le péril sont à chaque pas. Ces expressions de la pensée sont des conquêtes, des forces qu'une société ne peut abdiquer, quand elle en a joui. Renvoyer le monde aux communications fortuites, aux véhicules grossiers qui autrefois portaient la pensée d'un peuple à l'autre, c'est lui retirer la vapeur et la télégraphie, avec cette parole consolante: Il vous reste les grandes routes, les chevaux, la poste.

L'idée qui ne se répandait autrefois que par Alaric, par Constantin, par Alexandre, a pris de nos jours un flux régulier, soutenu, et en même temps une allure de flamme, un train d'avalanche avec cette conséquence précieuse de courir à l'application comme elle court à l'échange, de passer dans les choses comme elle circule dans les esprits. Il ne faut pas perdre de vue tout ce que vaut cette célérité une insigne partie du progrès, qui s'accommode ainsi à la brièveté humaine, qui fait tenir dans une même vie la semence et la moisson, qui comble les générations et les natures d'élite, accordant à

Lafayette et à Wilberforce, ainsi qu'à leurs contemporains, le spectacle triomphant des réformes nées de leur temps, nées d'eux-mêmes et de leur initiative. Le temps est de l'argent, disent les Anglais à propos de chemins de fer. Non, c'est la vie, c'est la création. Épargnez le temps à la propagande des idées, et vous l'épargnez à leur triomphe pratique, et vous mettez au monde des jouissances, des facultés, des droits qu'il ignorait : un développement, je dirais presque une prolongation de la vie, si c'est vivre que de sentir et de pouvoir.

L'homme n'a pas le loisir d'être patient, et dès lors il ne peut rien faire de plus pour lui-même que de prêter main-forte à l'accélération du progrès. Cette loi se met à son aise dans le temps et dans l'espace, comme une loi qu'elle est. Dès qu'elle ne prend pas garde à nous, c'est à nous de prendre garde à elle, stimulant la majesté de ses allures, couvant et abrégeant à l'usage du peu que nous durons les échéances dont elle est grosse.

Ainsi, à la base du progrès moderne, la pensée nous apparaît avec ses instruments modernes et inviolables. Aujourd'hui, elle a des expressions aussi puissantes que son droit est certain, et cette puissance même fait partie de son droit.

Toutefois, ce n'est pas assez de le reconnaître, il faut le régler. Or, la limite des droits de l'esprit n'est pas dans son objet qu'il peut choisir comme

bon lui semble, dans le fond des choses qui lui appartient, mais dans l'expression qu'il revêt et dans les circonstances où il se produit. Une question de forme, comme on voit : le malheur est que cette forme ne peut être rigoureusement définie.

Je suppose que le Christianisme ait prêché l'émancipation aux maîtres, sans prêcher l'insurrection aux esclaves voilà un cas de pensée hardie, qui allait à refondre la société; mais cette pensée était sous une forme irréprochable.

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Pascal a un chapitre qui commence ainsi : Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

dit que la propriété c'est le vol.

De nos jours on a L'idée est la même

dans les deux cas mais qui ne serait frappé de la différence des expressions, et de la différence des temps, des esprits où elles tombaient?

Écrasons l'infâme, a dit Voltaire : c'est tout autre chose d'avoir fait la profession de foi du Vicaire Savoyard.

Montesquieu a laissé échapper une phrase où il proclame nettement le droit au travail. « L'État doit » à tous les citoyens une subsistance assurée, un » vêtement convenable et un genre de vie qui ne » soit pas contraire à la santé. »

Mais cette phrase est une saillie que nulle démonstration n'accompagne, un simple énoncé in

conscient de lui-même : cette phrase fait partie d'un livre monumental et immense qui n'avait pas pour objet le droit au travail, qui appartient d'un bout à l'autre aux recherches les plus encyclopédiques tout comme aux inspirations les plus sensées et les plus tempérantes. Je ne sais si l'on peut en dire autant d'une secte ou d'un livre qui, au lendemain d'une révolution, professe le droit au travail, comme le droit des masses, comme l'expiation et le rachat du mal qu'ont fait les sociétés en souffrant des propriétaires sur un sol qui était le fond commun et le patrimoine de tous (1)?

Des exemples, dites-vous, ne suffisent pas ici : il faut un énoncé général, une loi.

Soit

l'énoncé ou, comme on dit, la formule, pourrait être conçu en ces termes : Droit de la

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sée sur toutes choses, en deçà de l'outrage et de l'appel aux violences.

Quant à la loi, elle est faite et quasi-parfaite en mai 1819, le meilleur des règlements intellectuels nous a été donné, non pas peut-être par le meilleur des gouvernements, mais par un ensemble de pouvoirs publics où se rencontraient l'esprit sur le

(1) Je prie bien le lecteur de remarquer qu'on ne se prononce pas autrement sur la valeur de certaines idées auxquelles il vient d'être fait allusion, et qui portent des noms propres, des noms d'absents pour le moins. On prend où l'on croit les trouver des exemples propres à illustrer tant bien que mal certaine distinction. On n'a pas eu d'autre projet dans les citations qui précèdent.

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